CHAPITRE V
Téléguidé depuis l'énorme astronef mis en orbite de « parking », le troisième réservoir de carburant, graduellement, ralentit sa chute : ses rétrofusées venaient d'entrer en action.
Ces tankers cylindriques permettraient d'alimenter en carburant la future base, la navette de reconnaissance et les deux chenillettes d'exploration qu'elle transportait. En sus du carburant, ces tankers abritaient, dans un compartiment supérieur, des réserves annexes de vivres et d'eau potable conditionnée dans des outres en plastique. Grâce à leurs stabilisateurs gyroscopiques et à leurs couronnes de rétrofusées, ces trois citernes s'étaient posées en soulevant un nuage de sable rosé, à trente ou quarante mètres l'une de l'autre. Sur cette aire plane atterrirait bientôt l'équipe de pointe.
Après les tankers à carburant, ce fut au tour du gros container bourré de matériel lourd, des réserves de vivres et d'eau d'être largué. Sa couronne de rétrofusées crachait de courtes flammes orange-pourpre qui s'allongèrent brusquement en fin de décélération. Le volumineux container cylindrique toucha terre à une soixantaine de mètres des tankers. La prise de contact de ces engins téléguidés avec la surface martienne s'était opérée dans les meilleures conditions.
Enfin, la navette de reconnaissance glissa sur sa rampe, au flanc du gigantesque Space King, et descendit vers la Planète Rouge. De forme conique, elle se composait de trois éléments dont le plus volumineux, à la base mesurait quinze mètres de diamètre. Son carburant consumé, cet élément se détacherait à cinquante mètres du sol ; deux microfusées lui imprimeraient un bond latéral pour l'éloigner du point d'atterrissage et trois autres microfusées, verticales celles-là, freineraient sa chute beaucoup plus lente ici que sur la Terre en raison de la faible gravité martienne. Il importait en effet que ce réservoir, vide, arrivât intact sur le sol car il aurait bientôt son utilité : rien, dans une expédition de ce genre, ne devait être gaspillé, mis au rebut.
Non loin du container, des tankers et de l'élément cylindro-conique, la fusée se posa en souplesse sur son train d'atterrissage composé de six puissants vérins hydrauliques à bain d'huile spéciale résistant aux très basses températures. Dans cette atmosphère raréfiée, le formidable grondement des tuyères était à peine audible.
Au flanc du second élément de la navette, une grande écoutille rectangulaire galbée s'escamota et, de la soute, la flèche extensible d'une grue s'étira. Sans perte de temps, les cosmotechs entreprirent de décharger le matériel, à commencer par les deux chenillettes pourvues d'un cockpit étanche en plexiglas. Sur l'autre face de la navette, mais à sa partie supérieure réservée à l'habitacle, une écoutille plus petite s'ouvrit et une échelle aux montants câblés et aux barreaux d'élektron se déroula, dégringola avec une curieuse lenteur et se balança mollement. Des tiges perpendiculaires munies de plots magnétiques s'étaient automatiquement déployées, à intervalles réguliers, pour maintenir l'échelle écartée de la coque.
Au seuil du sas parut le général Floyd O'Malley, engoncé dans un vidoscaphe au casque globulaire transparent. A son ceinturon pendaient la gaine d'un coutelas, une boussole et une puissante torche électrique dont la pile au titanate de strontium l'alimenterait indéfiniment ([12]).
Sur la Terre, avec son scaphandre et son équipement, le corpulent chef d'expédition eût pesé près de cent kilos ; or, ici, il n'accusait pas tout à fait trente-cinq kilos et se trouvait fort bien de cet allégement ([13]). O'Malley descendit le premier l'échelle, suivi par Dave Sheridan, les quatre membres du corps scientifique et les douze cosmotechs de cette équipe de pointe. Tous, dans cette équipe, avaient acquis leurs lettres de noblesse en accomplissant plusieurs vols Terre-Lune avec séjours prolongés dans la base New America du cratère Ptolémée. Malgré cela, ils ne pouvaient se défaire d'une intense émotion en prenant, les premiers, pied sur ce monde vierge, au ciel bleu-mauve où flottaient, très haut, des nuages peu denses, rose pâle ou d'un jaune cuivré. Un ciel où le soleil offrait un disque sensiblement réduit, anémique et où, même en plein « jour », l'on pouvait distinguer l'éclat de certaines étoiles parmi les plus brillantes.
Vitrifié par les jets des réacteurs, le sable ocre-roux avait pris une coloration gris bleuté sous la navette. Vers le nord s'étendait un désert orangé, aride, où poussait une herbe chétive un peu semblable à de la barbe de maïs. Vers le sud, en revanche, le paysage changeait. De bizarres végétaux lichénoïdes, sortes d'épongés ou touffes de « lanières » aux bords frisottés, dressaient une véritable barrière qui s'étendait à perte de vue, du sud au nord-est. La hauteur maximale de cette bande de végétation — fertilisée par un canal jusqu'ici invisible — n'excédait pas trois mètres et tirait sur le brun lilas avec, par endroits, des masses filandreuses vert sombre. A trois ou quatre kilomètres de là, émergeant en partie de la « forêt », se dressaient les vestiges d'une ville morte.
Celle-ci, à l'intersection de cinq canaux, semblait donc occuper le centre d'une étoile. L'aire d'atterrissage était comprise entre les deux branches nord et nord-est de cette étoile. « Branches » étant pris ici dans le sens de bandes de végétation de plusieurs dizaines de kilomètres qui s'étiraient, rectilignes, sur des centaines de kilomètres. Les observations astronomiques depuis le Space King et les photographies aériennes dont ils s'étaient munis permettaient aux Terriens de se faire une idée précise de la configuration du terrain et de l'implantation des zones végétales.
Pionnier de la conquête de la Lune, le général Floyd O'Malley refit ici le geste rituel accompli naguère à l'ombre d'une crevasse du cratère Ptolémée. En présence de ses compagnons silencieux, il planta dans le sol la hampe de la bannière étoilée en usant de la même formule qu'il avait prononcée sur notre satellite, en prenant possession du secteur sur lequel l'astronef US s'était posé.
— Au nom du Président des Etats-Unis d'Amérique, en vertu des pouvoirs qui me sont reconnus et conformément aux conventions internationales actuellement en vigueur, je déclare et proclame prendre possession de la portion de territoire martien inscrite dans un rayon de deux mille kilomètres à partir du présent camp de base. La délimitation exacte et définitive dudit territoire fera l'objet d'un accord ultérieur entre les puissances qui, après nous, enverront sur ce monde leur propre expédition astronautique.
Impavide, conscient de la solennité de cette minute qui ferait date dans l'histoire de l'humanité, le colonel Dave Sheridan, au garde-à-vous, ne pouvait pourtant s'empêcher de songer aux marchandages, aux âpres discussions que ces « accords » de partage feraient naître, avant longtemps, sur la Terre ! En tout cas, nul ne pourrait leur contester le droit du primo occupanti et c'était là, déjà, une satisfaction majeure et très réconfortante.
Le général O'Malley s'éclaircit la voix et prononça dans le micro de son casque :
— Ce territoire de Sinus Meridiani, voisin de l'équateur et traversé par le méridien zéro de la planète Mars, est l'un des plus riches en espèces végétales, partant, en canaux fertilisateurs. Bien qu'il ne nous ait rien dit de ses intentions, le colonel Gregor Rastotchil, dans quarante-huit heures, posera également son astronef quelque part au voisinage de l'équateur. Il nous appartiendra de rétablir le contact radio avec lui pour lui faire savoir, vingt-quatre heures à l'avance, notre position, inscrite dans un cercle de quatre mille kilomètres de diamètre.
« Hors des limites de notre territoire, la place ne manque pas et les Russes installeront leur colonie où bon leur semblera. Jouissant des mêmes droits que nous, ils pourront occuper un espace d'une superficie égale à celle du nôtre. Et maintenant, mes amis, fit-il à l'intention du corps scientifique, il s'agit de ne pas perdre de temps. Laissons aux cosmotechs le soin de débarquer le matériel et de débarrasser de sa pellicule intérieure le réservoir largué avant l'atterrissage, lequel nous servira de base après avoir reçu les aménagements ad hoc. Nous, nous allons nous séparer en deux groupes et partir en reconnaissance à bord des chenillettes.
« Un premier groupe, dont je prendrai le commandement, se dirigera vers le nord-est, parallèlement à ce canal, invisible mais présent, caché par la flore qu'il entretient au long de son cours. L'autre groupe, sous la direction du colonel Sheridan, explorera les bords de la bande de végétation orientée vers le nord-ouest.
« A intervalles de vingt kilomètres, nous planterons un fanion afin de jalonner notre passage. Dans le courant de l'après-midi, quand tout le matériel aura été débarqué, la navette décollera pour, cette fois, larguer des balises radio et optiques tous les trois cents kilomètres à la périphérie de notre territoire. Ce cercle, de quatre mille kilomètres de diamètre, délimitera de la sorte nos frontières provisoires. »
Il consulta son volumineux chronographe ([14]) logé dans une cavité protectrice, sur la face interne du poignet de son scaphandre :
— Dix heures neuf : nous disposons donc de toute la journée pour effectuer ce travail d'arpenteur. L'exploration de la proche cité en ruine ne présente aucun caractère d'urgence ; nous la visiterons, ainsi que plusieurs autres, dans les semaines à venir.
« Les chenillettes, je vous le rappelle, ont une autonomie de mille kilomètres si leur vitesse moyenne est limitée à quarante kilomètres/heure ; en abaissant le train de pneus pour le substituer aux chenilles, la vitesse de pointe peut atteindre cent cinquante kilomètres/heure mais la consommation en carburant est alors triplée et l'autonomie réduite au tiers. Une dernière précision, enfin : les râteliers de ces véhicules sont pourvus de mitraillettes Thompson. Ces armes, je le crois et le souhaite, ne nous serons d'aucune utilité ; cependant, nul ne peut affirmer que la vie animale, sur ce monde agonisant, s'est cantonnée à de menues espèces inoffensives... La prudence nous commandait donc de prévoir à bord un armement défensif, à toutes fins utiles.
*
L'ogive de la navette s'amenuisait graduellement derrière l'autochenille pilotée par Sheridan, en compagnie duquel avaient également pris place la botaniste Lilian Gaynor et le microbiologiste Spencer Goodwin. Tous trois avaient ôté leur casque et fermé le circuit isothermique et le débit d'air de leur scaphandre ; le véhicule était effectivement équipé pour entretenir sous un cockpit en métallo-plastex une atmosphère et une température douces.
Le mur de la végétation défilait à peu de distance sur leur droite, le long des canaux parallèles larges de quinze à vingt kilomètres ainsi que le leur avait révélé l'observation aérienne. A cinq cents kilomètres vers le nord-ouest, ces bandes végétales, en croisaient d'autres et ce nœud marquait alors l'emplacement d'une nouvelle ville morte.
Seul un effet de perspective donnait l'illusion d'une masse végétale compacte, à trois cents mètres environ de la route. L'herbe et les buissons, espacés, rabougris, devenaient peu à peu plus touffus, plus denses à l'ouest. Ces étranges formations s'apparentaient à des lichens géants dont les rameaux buissonneux atteignant jusqu'à trois mètres de haut croulaient sous le poids de longues feuilles aux bords frisottés, luisantes, d'un rouge violacé.
Ils roulaient depuis une demi-heure quand Lilian Gaynor demanda :
— Dave, ne pouvons-nous pas stopper un instant ? Je suis impatiente d'examiner l'un de ces végétaux.
— Juste une minute, d'accord. Le temps pour nous de planter un fanion.
La botaniste remit son casque et le bloqua solidement sur sa collerette tandis que Dave et Goodwin l'imitaient avant de fermer le débit de l'oxygène sous l'habitacle. Avec une agréable sensation de légèreté, ils sautèrent du véhicule et la jeune femme s'éloigna vers les lichénoïdes, chétifs parce qu'à la limite de la bande de terrain fertilisé. Dans le micro de son casque, Sheridan prononça :
— Ne vous égarez pas, Lilian. Je vous accorde une balade de vingt mètres, pas davantage. Dans quelques jours, vous pourrez batifoler à votre aise dans cette singulière forêt, mais sous la protection d'une escorte.
— Rassurez-vous, Dave, rit-elle. Je n'ai pas l'intention de vous fausser compagnie !
Lorsqu'ils eurent enfoncé dans le sol la hampe en aluminium du premier fanion, Sheridan et Goodwin cherchèrent des yeux leur compagne. Ils l'aperçurent à une cinquantaine de mètres, leur tournant le dos et s'avançant à travers les buissons touffus d'où seul son buste émergeait. En d'autres circonstances et en terrain connu, Dave eût sans doute fermé les yeux, mais ici, sur ce monde où le danger pouvait surgir sous une forme insoupçonnable, pareille transgression méritait à tout le moins un rappel à l'ordre.
— Lilian ! Revenez immédiatement !
Le claquement de la voix dans ses écouteurs la fit violemment sursauter et revenir en hâte vers les deux hommes.
— Ne criez pas comme ça, Dave, je ne suis pas sourde !
— Je vous avais demandé de ne pas vous éloigner, rappela-t-il, mécontent. Nous n'avons pas quitté la base pour faire une banale promenade champêtre !
Les bras chargés de lichens, Lilian Gaynor s'était arrêtée, en proie à une indignation qui donnait à son visage une beauté altière à travers le globe bleuté de son casque. La façon cavalière avec laquelle ce militaire la traitait, elle, une civile, docteur ès sciences et de surcroît botaniste distinguée, la suffoquait.
— Et jetez cette brassée de plantes ! ajouta le chef pilote. La consigne est formelle : aucun spécimen de la faune ou de la flore ne doit être introduit à bord des chenillettes en mission de reconnaissance. Cette récolte fera l'objet d'une sortie spéciale et les échantillons recueillis seront soigneusement enfermés dans des récipients appropriés aux fins d'analyse. Seule une étude microbiologique poussée nous dira si lesdits échantillons présentent un danger pour nous.
D'un geste rageur, la botaniste jeta sa moisson sur le sol.
— Ces règles de sécurité biologique ne m'ont pas échappé ! Mais vous semblez oublier, vous-même, que si des spores et micro-organismes dangereux existent ici, dans la terre et le sable, nous en avons déjà plein les semelles de nos bottes !
— Je ne l'ai pas oublié, Lilian. Aussi bien nous soumettrons-nous à une double microbicide avant de regagner l'astronef ou de pénétrer dans la base fixe si celle-ci est aménagée à notre retour.
Vexée, elle marcha vers la chenillette mais, de nouveau, le chef pilote l'interpella. Elle obéit à contrecœur, vit Dave grimper dans la cabine et en ressortir avec, dans une main gantée, une sorte de gros extincteur dont il braqua la buse dans sa direction. Il tourna une poignée de cuivre et la botaniste, rouge d'indignation, reçut de la tête aux pieds un jet de liquide rosé qui se sublima presque immédiatement en vapeur en crépitant sur son scaphandre.
— Désolé, Lilian, mais je devais procéder à la désinfection de votre vidoscaphe, dit-il en fermant la poignée. Ne prenez pas cela comme une brimade mais comme une précaution des plus élémentaires.
L'air pincé — mais dans son for intérieur, consciente de ses torts —, elle resta immobile, les bras légèrement écartés du corps, pour permettre au liquide microbicide de s'évaporer, ce qui demanderait fort peu de temps dans cette atmosphère ténue et à basse pression.
Quand son scaphandre eut cessé de fumer, sur l'invitation de Sheridan elle regagna sa place auprès de lui tandis que le microbiologiste Goodwin se casait sur la banquette arrière. Le cockpit étanche refermé, l'indice de pression intérieure redevenu normal, ils ôtèrent leurs casques et le véhicule redémarra dans un grondement de moteur.
Les yeux fixés sur l'horizon rougeâtre, barré à une quinzaine de kilomètres par une formation rocheuse bistre, Dave restait silencieux. Peut-être s'était-il montré un peu dur avec cette jeune femme pour laquelle il éprouvait d'ailleurs beaucoup de sympathie. (N'avaient-ils pas eu un flirt, tous les deux, vers la fin de ce long voyage de la Terre à la planète Mars ?) A cet égard, il regrettait de s'être laissé emporter, mais sur le plan de la discipline, la plus stricte impartialité avait exigé de lui qu'il rappelât à l'ordre la jeune botaniste. Celle-ci boudait à ses côtés. Enfermée dans son mutisme, elle concentrait son attention sur une colline proche, de couleur ocre, avec des touffes d'étonnants végétaux ressemblant à des éponges vert pâle dont les replis et les cavités prenaient une teinte lilas.
Soudain, Sheridan donna un brutal coup de frein et se dressa à demi sur son siège, imité vivement par ses compagnons. Au-devant du véhicule, un animal venait de traverser la piste pour détaler à grands bonds vers les massifs de lichénoïdes formant la frange des canaux, à deux ou trois cents mètres sur leur droite.
— Vous avez vu ça ? s'exclama le microbiologiste, remué par la découverte de ce premier spécimen de la faune martienne.
— Là ! Regardez ! cria Dave en désignant un rameau de lichens, à une cinquantaine de mètres.
De la taille d'un gros lièvre, le corps assez semblable à celui d'un kangourou, l'étrange animal possédait un pelage angora, duveteux, d'un vermillon moucheté de bleu clair. Ses très courtes pattes antérieures prenaient naissance directement à la base de son cou. Sa tête, menue, au pelage plus clairsemé, n'avait rien de comparable à celle du mammifère marsupial australien mais s'apparentait à celle d'une mante religieuse avec ses gros yeux latéraux et sa bouche triangulaire. Il resta plusieurs minutes rigoureusement immobile à épier les Terriens puis détala à grands bonds rapides, sa queue volumineuse à l'horizontale, pour disparaître enfin dans l'épaisseur touffue des lichens géants.
— A franchement parler, avoua Goodwin, je ne m'attendais pas à trouver une forme de vie aussi évoluée sur cette planète déshéritée, dont l'atmosphère est beaucoup plus pauvre encore qu'au sommet de l'Everest.
— La biochimie, le métabolisme de ces créatures obéissent peut-être à un cycle vital différent de celui du carbone, le seul auquel nous soyons habitués.
— Possible, et même probable, convint le microbiologiste. En tout cas, cet animal est certainement pulmoné. La très faible teneur en oxygène ou en vapeur d'eau de l'atmosphère martienne est-elle suffisante pour lui permettre de respirer ou bien assimile-t-il l'oxygène des plantes dont il doit se nourrir ? Par quel processus de fixation ? C'est ce que nous apprendrons en disséquant l'une de ces bestioles. D'ailleurs, nous ne pouvons admettre comme avéré que ces lichens vivent en symbiose avec une sorte d'algue « sèche », capable de fonction chlorophyllienne, donc de fournir de l'oxygène assimilable sous une forme ou sous une autre.
Renfrognée, Lilian Gaynor n'avait pas pris part à la discussion mais elle ne s'était pas privée de contempler l'animal. Par souci de conciliation, Dave lui tendit la perche afin de mettre un terme à leur brouille :
— A propos, que pense notre botaniste de la croissance rectiligne de la flore sur cette planète ?
— Je pense que ces canaux, vestiges d'une lointaine époque où Mars était peuplée, continuent de drainer l'eau des pôles vers l’équateur. Une eau dont la quantité décroît de plus en plus mais qui, à chaque fonte saisonnière des calottes polaires, s'écoule à travers le réseau complexe de ces canalisations sous-martiennes. Un large canal central doit exister sous chaque bande de végétation et se subdiviser en de nombreuses dérivations parallèles, perpendiculaires ou obliques, afin d'étendre au maximum l'air fertilisable. Ce qui, évidemment, explique la largeur surprenante des canaux de Mars. La porosité toute particulière du sol doit obligatoirement faciliter la montée des eaux vers la surface. Cette humidification périodique entraînera donc la floraison, la pousse de ces thalles lichénoïdes, appelons ainsi ces végétaux bien trop hypertrophiés pour mériter le seul nom de lichens.
Elle avait parlé d'une traite, sur un ton où perçait encore la rancune, et cette obstination — assez déraisonnable — ne laissa pas d'étonner Sheridan. Celui-ci commençait à se demander si, vraiment, sa remontrance de tout à l'heure était seule en cause dans cette bouderie irritante à la longue. A la faveur de ce raisonnement, il analysa sous un jour nouveau cette attitude, laquelle pouvait alors découler d'un flirt — innocent dans son esprit — ébauché huit jours plus tôt à bord du King. Ce soir-là, Spencer Goodwin, Mary Waller, Lilian Gaynor et lui-même s'étaient attardés dans la salle de relaxation pour écouter de la musique. De la musique à la danse, il n'y avait qu'un pas, franchi avec d'autant plus de facilité que ces interminables semaines de claustration avaient plutôt manqué de distractions. En raison même de cela, le pas suivant — de la danse au flirt — avait été franchi tout aussi allègrement... malgré le tabou dont il était frappé ! Mais l'histoire tournait court, n'avait connu aucun prolongement. N'était-ce pas là, justement, ce que Lilian reprochait à Dave ? Refoulés jusqu'ici, sa déception et son dépit pouvaient fort bien s'être extériorisés à l'occasion de ce rappel à la discipline.
Diable ! Cette situation nécessitait quelque réflexion ; et tout d'abord une comparaison : Lena Bâtes. Rien de sérieux, une passade. Au demeurant, son éphémère intrusion dans sa vie avait été motivée par un mobile des plus énigmatiques. Nulle attache sentimentale, donc, de ce côté-là, mais simple souvenir piquant d'une aventure au parfum étrange. Quant à Lilian Gaynor, intelligente et fort belle à la fois, son humeur présente confirmait l'exception à la règle car elle était habituellement d'un commerce agréable.
Certes, Dave ne restait pas indifférent à son charme, de même que Lilian éprouvait envers lui l'action croissante de ces atomes crochus dont rêvait Démocrite. Mais pouvait-on déjà en inférer qu'ils étaient réellement sur le point de tomber amoureux ?
Nullement certain de lui-même — encore qu'à son âge il convenait peut-être de mettre un terme au célibat ! —, il esquissa un sourire en haussant les épaules. La botaniste lui décocha un coup d'oeil interloqué mais reporta vivement son regard vers l'horizon ! Amusé de sa réaction, Dave considérait la pureté de son profil quand soudain il vit naître chez elle une expression de stupeur incrédule. Suivant alors la direction de son regard, il freina brutalement.
— Qu'est-ce que ?...
Spencer Goodwin n'acheva pas sa question. A demi dressé sur son siège, la respiration coupée, il lâcha un juron retentissant : à quelques mètres au-devant de l'autochenille, dans le sol maintenant rocailleux, s'élevait un panneau en matière plastique ! Un panneau portant deux inscriptions, dont l'une en caractères cyrilliques, c'est-à-dire : EN RUSSE !
CHAPITRE VI
Leurs casques remis en place, les passagers du véhicule, sidérés, avaient sauté à terre pour s'approcher du panneau. Au-dessous des caractères cyrilliques figurait une inscription en anglais que Dave Sheridan lut d'une voix éteinte :
« Secteur soviétique
— Zone interdite
— Territoire de Kalinine, ex-Sinus Meridiani ! »
Dans l'angle inférieur gauche du panneau était fixée une photographie aérienne de la « tranche » équatoriale martienne, primitivement appelée Sinus Meridiani et rebaptisée Territoire de Kalinine par les Russes. Un grand cercle en pointillés rouges délimitait le secteur soviétique de deux mille kilomètres de rayon, conformément aux normes d'annexion sinon reconnues du moins tolérées implicitement par les conventions internationales.
— Je... je n'y comprends rien !
— Il n'y a rien à comprendre, Spencer ! grinça le chef pilote. Nous sommes tout simplement arrivés en seconde position, c'est-à-dire bons derniers ! Visez plutôt la date de la photo aérienne : 19 août 2012. Cela fait donc dix-huit jours que les Russes ont débarqué sur Mars ! Ils ont eu tout le temps de s'y installer et de délimiter leur secteur !
— Mais comment se fait-il que nous n'ayons rien vu de leurs installations ? objecta la botaniste. Rushlow, avec la compétence que nous lui connaissons, a observé avec le plus grand soin la surface de la planète. Il n'a rien découvert qui, de près ou de loin, ressemble à une base ou à une fusée. Rien non plus sur Phobos et Deimos et pas l'ombre — si je puis ainsi m'exprimer — d'un astronef en orbite de parking au voisinage de Mars !
— D'accord, Lilian, mais regardez bien cette photo aérienne, là, au cœur du cercle tracé en pointillés : ce point rouge — à vingt-cinq ou trente kilomètres de l'endroit où nous nous trouvons présentement — figure à coup sûr la base soviétique. Pour que nous ne l'ayons pas aperçue, il faut que les Russes l'aient camouflée, Dieu sait pourquoi !
Spencer Goodwin émit un renâclement dans son micro :
— Ça, c'est un comble : nous sommes donc en train de jalonner un secteur qui ne nous appartient pas ! Et que nous avons, de ce fait, un tantinet violé sans le savoir ! — A qui la faute ? Si, au lieu de jouer les cachottiers, les Ruskoffs nous avaient loyalement prévenus, nous nous serions bien gardés de nous poser « chez eux »!... Enfin, inutile d'épiloguer ; il est plus urgent de prendre une décision pour limiter les dégâts !
Ils réintégrèrent la chenillette et, le dôme étanche refermé, Dave établit le contact avec le véhicule du général Floyd O'Malley. La voix de celui-ci ne tarda pas à éclater dans le baffle qui faisait corps avec le tableau de commande :
— Général O'Malley à l'écoute.
L'intonation, rageuse, fit faire la grimace au chef pilote :
— Colonel Sheridan, Général. Nous venons de découvrir un...
— Je m'en doute, coupa O'Malley. Vous êtes tombés sur un panneau russe, non ?
— Tiens ! Vous... vous aussi, général ?
— Oui, moi aussi ! grogna-t-il. Nous en avons découvert deux, à vingt kilomètres d'intervalle. Après ça, il n'y a plus qu'à rentrer au camp. Inutile de perdre du temps à jalonner le territoire des voisins ! Inutile aussi d'user les batteries de nos émetteurs. Terminé.
— A vos ordres, général. Nous rentrons. Terminé.
Sheridan fit décrire un large virage à son véhicule et accéléra sur le chemin du retour.
— Vous avez saisi l'allusion du général :
« Inutile d'user les batteries de nos émetteurs » ?
— Une façon détournée pour nous conseiller la discrétion car les Russes doivent chercher à intercepter nos émissions.
Le microbiologiste Goodwin secoua la tête.
— Quelle guigne ! De quoi pleurer ! Non seulement nous ne sommes pas les premiers sur Mars mais, comble de malchance, nous atterrissons tout juste pour piétiner les plates-bandes des Popofs !
*
Le bel enthousiasme des cosmotechs avait fondu comme neige au soleil à l'annonce de la désagréable nouvelle, au retour des deux équipes de reconnaissance. Réunis dans la grande cabine de la navette de débarquement, techniciens et membres du corps scientifique faisaient grise mine.
Le général Floyd O'Malley promena sur eux un regard sombre.
— Je ne vous tiendrai pas un long discours, mes amis. C'est la tuile, la grosse merde ! Le terme manque peut-être d'élégance, mais il dit bien ce qu'il veut dire ! Nous voilà donc placés en position d'infériorité vis-à-vis des Russes. Oh ! je sais bien que nous pourrons exciper de notre bonne foi, de l'ignorance où nous étions de l'arrivée antérieure de leur cosmonef. Il n'empêche que, occupant leur territoire, ils sont en droit — et ne se priveront pas de l'exercer — de nous ordonner de vider les lieux ! Nous essayerons de gagner du temps en objectant que si nous avions été tenus au courant de leur débarquement, nous aurions naturellement choisi un autre emplacement. Mais ces arguments dialectiques n'apporteront pour nous aucune solution-définitive.
« Tôt ou tard, il nous faudra déménager ! Et c'est là que notre situation sera vraiment dramatique. Notre future base devait être aménagée dans le premier élément largué par notre fusée avant l'atterrissage. Or, il va donc falloir l'abandonner ici, en secteur soviétique, puisque notre nef de débarquement est incapable de le transporter.
« Bien sûr, nous pouvons rembarquer le matériel, aller le déposer ailleurs, hors du secteur russe. Auquel cas, en guise de base, nous devrons loger dans le vaisseau. Et cet arrangement de fortune ne facilitera pas notre séjour sur Mars. Nous aurons toujours la ressource de regagner le Space King et de faire atterrir la fusée numéro deux dont le premier élément nous servira de gîte. Mais il s'agit là d'une solution boiteuse puisque, au départ, deux bases étanches avaient été prévues pour recevoir nos installations et nos laboratoires d'étude.
L'émetteur-récepteur de bord émit sa vibration d'appel. Assis à côté du général sur les sièges du poste de commande, Sheridan commuta sur la réception :
— Sheridan au micro. Over.
— Ici Carlson, Colonel. La réponse de la Terre au rapport du général nous parviendra dans... trente secondes. Veuillez garder l'écoute.
— Nous restons en circuit, Carlson, fit Dave en cédant la place au chef d'expédition.
Relayées par le Space King, les ondes radio venues de la Terre se mirent à crachoter, dans le haut-parleur, une seconde ou deux avant que la voix de Vandenberg, faible et nasillarde, ne se fît entendre :
— Ici Lena, annonça l'opérateur en usant du nom-code dont Sheridan avait baptisé la base astronautique terrestre. Votre message a été immédiatement transmis au GQG interarmes de Washington, général O’Malley. L'attaché militaire à la Maison-Blanche va vous parler...
Un déclic et une voix différente prit le relais :
— Ici le général Kanters, délégué par le Haut Etat-Major auprès de la présidence. Votre message, général O'Malley, a fait l'objet d'une première étude au cours d'une réunion extraordinaire tenue il y a une demi-heure à la Maison-Blanche. En substance — et je rapporte ici les propres paroles du Président —, vous devrez, Général, faire montre de fermeté à l'égard des cosmonautes soviétiques. Ceux-ci prendront probablement contact avec votre expédition dans un avenir très rapproché. Votre bonne foi ne saurait être mise en doute par eux puisque vous ignoriez qu'ils vous avaient précédés et annexé le territoire où vous avez atterri.
« Gagnez du temps, recherchez une autre région propice à l'édification d'une base de repli, mais ne cédez pas au chantage qu'ils pourraient exercer. Ne bougez pas, laissez aux Russes le soin de découvrir leurs batteries et communiquez-nous immédiatement leur argumentation et leurs prétentions. Vous représentez sur Mars l'autorité suprême des Etats-Unis d'Amérique et avez, à ce titre, pleins pouvoirs pour veiller à la sauvegarde de leurs intérêts. Quelle que soit la tournure que pourraient prendre les événements, appliquez les mesures que vous jugerez nécessaires. Vous avez carte blanche et serez couvert par le Haut Etat-Major en accord avec la Présidence. Terminé.
Le chef d'expédition se pencha vers le micro :
— Bien reçu, général Kanters. Vous serez tenu régulièrement au courant de l'évolution de la situation. Terminé.
Il coupa le contact et se tourna vers ses compagnons avec un pli d'amertume aux coins de la bouche :
— Carte blanche, pleins pouvoirs, gagner du temps ! Ils en ont de bonnes, à Washington ! Je voudrais les voir se dépatouiller eux-mêmes dans ce foutu micmac ! Bien sûr, nous allons chercher un secteur de repli pour y installer nos pénates, mais que ferons-nous des trois citernes de carburant larguées ici même ? Leurs rétrofusées sont tout juste capables d'amortir leur chute verticale. Nous n'avons donc aucune possibilité de les transporter jusqu'à notre nouvel emplacement... qui reste à trouver. Conclusion, nous allons devoir les abandonner après avoir pompé dans l'une d'elles de quoi remplir à ras bord les réservoirs du vaisseau.
« Dans les jours à venir, pour refaire le plein, nous serons ainsi obligés de revenir ici. D'où consommation accrue de carburant pour effectuer ce trajet depuis notre nouvelle base ! sacra-t-il avant de s'adresser au capitaine des GI cosmotechs.
« Rodgers, faites rembarquer à bord tout le matériel débarqué. Il est inutile de rester ici plus longtemps : nous levons le camp.
Le capitaine Rodgers salua et, avec ses onze hommes, gagna la soute dont le sas était équipé de la grue de déchargement. Sa décision prise, O'Malley rétablit le contact radio avec le Space King et donna ses consignes à Dean Rushlow.
— Je pensais que vous alliez me demander cela, Général, répondit l'astrophysicien. J'avais à cet effet sélectionné, sur les photos aériennes prises au télescope, une région susceptible de convenir à l'installation de la base numéro deux.
— Excellente initiative, Rushlow. Je vous écoute.
— Je n'ai toujours pas pu déceler au télescope la position exacte des Russes, celle-ci étant assurément protégée par un camouflage. Mais compte tenu de sa situation connue, grâce au rapport du colonel Sheridan, nous aurions intérêt à choisir l'oasis A-7, sur l'équateur même et à équidistance de Nepenthes et de Syrtis Major. Nous pourrons rayonner à deux mille kilomètres autour de ce point et demeurer pourtant très en deçà des frontières du secteur soviétique. La densité végétale de Nepenthes-Syrtis Major se rapproche de celle du secteur soviétique, lequel — malheureusement pour nous — est à cet égard peut-être le plus riche de la zone tropicale martienne.
— Evidemment, bougonna O'Malley. Arrivés les premiers, ils ont pu tout à leur aise jeter leur dévolu sur le meilleur endroit ! D'accord pour l'oasis A-7 de Nepenthes, Rushlow. Tirez une centaine d'agrandissements photographiques de notre secteur. Nous joindrons aux panneaux de jalonnement ces clichés aériens de notre territoire. Rien à signaler ?
— Si, Général. Les détecteurs infrarouges continuent de réagir en des points invariablement situés au voisinage des cités mortes. Dans le cadre du plan de prospection automatique, nous avons lancé ce matin une microfusée qui a déposé à une centaine de kilomètres de votre camp actuel — donc en plein secteur soviétique — une station labo automatique dotée d'un sismographe. Or, toutes les trois heures exactement, cet appareil nous transmet des vibrations bizarres du sol. Elles durent quatre à cinq minutes, passent par un maximum et décroissent graduellement.
Intéressé, le géophysicien s'approcha du micro :
— Ici Dempster, Rushlow. Les courbes d'amplitude s'apparentent-elles à celle d'une activité microsismique ?
— Pas exactement, Gene. Les courbes sont très faibles mais leur régularité a quelque chose de... troublant. Elles ne varient jamais et leur épicentre est rigoureusement fixe, contrairement aux microséismes qui, eux, se produisent au petit bonheur. On peut situer cet épicentre sur un nœud de canaux, à vingt ou vingt-cinq kilomètres maximum au sud-sud-est de la station labo.
— Epineux d'aller vérifier sur place, grogna le général. A nous balader ainsi dans le secteur soviétique, nous risquerions tout juste de nous trouver nez à nez avec nos voisins, et je ne tiens pas particulièrement à hâter notre rencontre ! Vous dropperez une autre station labo près du camp A-7 sitôt que nous aurons pris pied là-bas. Terminé.
— Entendu, Général. Terminé, je coupe.
Dave Sheridan, préoccupé, passait et repassait machinalement son index sur sa moustache bien taillée.
— Un détail me tarabuste, Général. Nous n'avons absolument pas découvert d'astronef en orbite autour de Mars. Pourtant, les Russes ont débarqué sur cette planète. Devons-nous en déduire qu'ils ont mis au point un super-cosmonef capable d'atterrir directement, de se passer d'orbite de parking ? Ce serait fantastique et cela dénoterait sur nous une avance considérable, alors que nous pensions avoir, depuis quelques années, complètement rattrapé le retard pris par nous au début de la course à l'espace.
— Qu'ils aient repris de l'avance, c'est possible, rumina le chef d'expédition. Mais ce dont nous pouvons être absolument certains, c'est qu'ils nous préparent un coup de Jarnac ! S'ils n'envisageaient pas délibérément l'occasion de créer un incident, pourquoi auraient-ils aussi soigneusement camouflé leur base et leur vaisseau ? Les Russes ont joué à pile ou face notre point d'atterrissage dans cette vaste région, riche en végétation, qui ne pouvait manquer de nous séduire et de nous attirer. Ils avaient peu de chances de se tromper et savaient qu'ils auraient ensuite la partie belle pour nous accuser du viol de leur territoire !
— Un coup joliment bien monté ! Malgré la perestroïka, cela peut déboucher sur un nouveau « Berlin ». Le problème des zones d'occupation transposé sur un autre monde, avec des mobiles différents mais des incidences semblables sur nos rapports futurs avec les Russes !
— Il y a toutefois dans leur passivité actuelle une attitude bizarre, réfléchit le général O'Malley. En dépit de notre bonne foi, le fait est que nous avons violé leur territoire. Pourquoi, alors, ne se manifestent-ils pas, ne viennent-ils pas nous demander des comptes ?
— Ce pourrait être une manœuvre, Général : faire le mort pour nous laisser le temps de nous installer. En n'intervenant qu'une fois notre base équipée, pour nous signifier l'ordre d'évacuation, ils savent que nous serions alors placés dans une situation beaucoup plus difficile et précaire que celle qui est — déjà ! — la nôtre en ce moment.
Evoquant leur rencontre de l'astronef Tsiolkowski dans l'espace, Dave rappela ce qu'ils avaient pris pour une manière de fair-play chez le colonel Gregor Rastotchil :
— « Que le meilleur gagne » ! Le faux-jeton ! Nous n'étions pas, alors, en mesure de goûter tout le sel de son ironie !
*
Après avoir pompé du carburant dans l'un des réservoirs qui devraient être abandonnés en secteur soviétique, la navette de reconnaissance avait décollé. Il ne restait donc plus, au sol, que ces trois réservoirs outre le premier élément largué et destiné — si tout s'était déroulé normalement — à devenir l'une des deux bases américaines provisoires sur Mars. Les chenillettes, les containers de matériel, les vivres enfermés dans le compartiment supérieur de l'un des réservoirs avaient été arrimés dans la soute. Ainsi, la navette se trouvait-elle presque à la limite de sa charge utile et devrait-elle, dans le courant de la nuit, accomplir un second voyage.
Une demi-heure plus tard, l'engin avait couvert les quatre mille deux cents kilomètres séparant leur premier point d'atterrissage de l'oasis A-7, au cœur (désormais) du secteur américain englobant à la fois Syrtis Major et Nepenthes. Cette région différait fort peu de celle qu'ils venaient de quitter : mêmes types de lichénoïdes avec, cependant, certaines variétés d'espèces végétales entrevues de part et d'autre des canaux qui rayonnaient à partir d'une cité morte, au sud de laquelle la navette avait atterri.
Cette fois, ce fut sans la moindre cérémonie et avec des gestes passablement rageurs que le général Floyd O'Malley planta dans le sol martien l'étendard des Etats-Unis ! Et l'opération de déchargement recommença, non plus dans la fièvre et l'enthousiasme, comme la première fois, mais avec un manque d'ardeur compréhensible après la cruelle déconvenue de chacun.
— Capitaine Rodgers, avait ordonné le chef d'expédition, faites décharger la totalité du matériel, les deux chenillettes et les stocks de vivres. Ne laissez à bord que la réserve de rations de secours. La navette repartira à vide pour ramener du secteur russe le maximum de vivres et d'eau. Des réservoirs auxiliaires en plastique souple seront emportés pour recevoir une quantité supplémentaire de carburant quand nous aurons fait le plein sur place.
Ce repli vers l'est leur avait fait gagner plusieurs heures de jour : alors qu'il faisait déjà nuit en secteur russe, le leur était encore ensoleillé par un disque pâle, d'un tiers plus petit qu'il n'apparaissait vu de la Terre. A l'horizon d'un ciel bleu-mauve, à travers les écharpes ténues de nuages aux reflets vieil or ou rosés, de nouvelles étoiles commençaient à poindre.
Le débarquement du matériel s'acheva avec le crépuscule, d'un étrange violet sombre, que dissipait l'éclat blafard des projecteurs. Des caissons étanches, containers ou volumineux sacs en polyéthylène s'entassant, en ordre, sur le sable ocre, à deux ou trois cents mètres d'une bande de végétation marquant la limite de la zone fertilisée par l'un de ces mystérieux canaux sous-martiens.
Dans le micro de son casque, le général Floyd O'Malley ordonna au chef des cosmotechs :
— Capitaine Rodgers, faites immédiatement gonfler la grande tente de secours pour la nuit. Vous vous y enfermerez en attendant notre retour.
En compagnie du sergent Hayward et de deux cosmotechs, le général rejoignit Dave Sheridan déjà installé à son poste de pilotage.
La navette décolla au milieu d'une lueur orange vif en chassant un tourbillon de sable mais ses jets de gaz incandescent, dans cette atmosphère raréfiée, ne présentaient aucun danger pour les hommes et le matériel disposés à une bonne centaine de mètres.
Mis en circuit, le calculateur de trajectographie puisa dans sa mémoire électronique les données et coordonnées enregistrées lors du vol précédent pour permettre de refaire très exactement le chemin déjà parcouru. Volant à trois mille mètres d'altitude, le pilote, à l'approche de leur premier point d'atterrissage, scruta plus attentivement l'écran du téléviseur qui, sur cet appareil, tenait lieu de hublot. Dave accrut la portée de la télécaméra et s'exclama :
— Général, regardez !
Au-delà de la colline en retrait de laquelle, durant l'après-midi, Dave avait découvert le fameux panneau russe, une aveuglante lumière trouait la nuit. Elle émanait d'un puissant projecteur juché au faîte d'une navette, trapue, sensiblement plus grosse que la leur. A deux cents mètres de l'engin se dressait le dôme d'une base étanche mesurant une vingtaine de mètres de diamètre. On pouvait distinguer, autour d'elle, deux véhicules à chenilles, des tankers, des empilements de caissons.
— Le camp russe, grinça Floyd O'Malley. Ce maudit camp qui a jusqu'ici échappé à nos observations ! Les Russes, évidemment, ont dû tendre sur leur fusée, leur matériel et leur base des toiles en nylon, extrêmement fines mais dont la teinte mate, ocre-bistre, s'identifiait à celle du sol environnant. Le vieux truc archi-simple mais efficace, du mimétisme !
— La question est maintenant de savoir pourquoi ils jugent superflu de se camoufler, remarqua Sheridan, soucieux. Nous pouvons tenir pour certain que cela dissimule quelque chose de pas très catholique...
Le chef pilote fit atterrir la navette à l'endroit même de son premier atterrissage, en début de matinée. Sheridan, O'Malley, le sergent Hayward et l'un des deux autres cosmotechs fixèrent leur casque sur leur collerette pour gagner le sas à décompression. Seuls le sergent et son subordonné emportaient une mitraillette Thompson, la découverte de l'inoffensif animal sauteur, l'après-midi, autorisant à penser que la faune martienne possédait peut-être une espèce beaucoup plus dangereuse.
Resté à bord, le caporal Burton fit descendre de la soute le tuyau en chlorure de polyvinyle dont le manchon allait être accouplé à la vanne du tanker. Sur un ordre radio lancé par Sheridan, le caporal Burton mit en marche le système de pompage. Un long frémissement parcourut le tuyau verdâtre au fur et à mesure que le carburant passait du tanker au réservoir de la navette.
Sans perte de temps, le général O'Malley, Sheridan et les deux cosmotechs escaladèrent le cylindre de métal en empruntant les cavités ménagées à cet effet le long de sa paroi. Juchés à son sommet, ils ouvrirent le compartiment étanche qui abritait les vivres et les outres d'eau potable sous conditionnement plastique. A l'aide d'une simple corde passée dans les anneaux des outres et des caissons, le déchargement s'effectua sans difficulté.
Spontanément, le chef d'expédition s'était mis à l'ouvrage, participant au même titre que ses hommes à ce travail de dockers en transportant ensuite les fardeaux accumulés à la base du tanker jusqu'au pied de l'engin. Malgré la faible gravité de la planète Mars, le port du scaphandre rendait cependant la tâche assez pénible et une bonne heure s'écoula pour qu'elle fût menée à bien.
Sur le point de recommencer l'opération avec le réservoir numéro deux, Sheridan, qui ouvrait la marche, leva brusquement le bras. Ils s'arrêtèrent et les deux cosmotechs saisirent prestement leur mitraillette, portée en sautoir sur la poitrine de leur vidoscaphe. Au détour d'un rocher, une vive lumière éclaboussa le sable et un véhicule apparut, avançant rapidement dans leur direction.
— Une chenillette !
— Sûrement pas pilotée par des Martiens ! grommela Floyd O'Malley.
L'engin, d'une taille supérieure à celle des véhicules de l'expédition américaine, roulait sur un énorme train de pneus. Son cockpit transparent, ovoïde, s'étirait vers l'arrière et les flancs du véhicule portaient une grande étoile rouge. Dans un silence impressionnant — nul bruit extérieur ne pouvant parvenir aux oreilles des cosmonautes casqués —, la chenillette stoppa près de leur groupe. Le dôme ovoïde se souleva et huit silhouettes en scaphandre sautèrent au sol, se déployèrent en demi-cercle pour avancer vers les Américains. Huit hommes dont les mains gantées braquaient vers eux des pistolets mitrailleurs. Sur leur poitrine brillait un disque blanc orné d'une faucille et d'un marteau, rouge vif, luminescent.
Ils formaient un cordon duquel l'un d'eux se détacha, sans arme, pour s'avancer d'un pas ferme. Le sergent Hayward et son subordonné qui l'avaient mis en joue reçurent aussitôt cet ordre de leur chef :
— Pas de bêtise ! Baissez vos armes ! Numériquement, nous ne sommes pas de taille à lutter et, de surcroît, ces types-là sont... chez eux.
— Nous sommes chez nous, en effet...
La voix du Russe venait d'éclater, sèche, dans leurs écouteurs. Son anglais était excellent à peine teinté d'accent dans les « r » et les « th ».
— Général Oleg Abrosimov, ajouta-t-il avec une brève inclinaison de tête. Représentant sur Mars l'autorité soviétique suprême, je dirige la première expédition cosmonautique débarquée ici il y a dix-huit jours.
— Général Floyd O'Malley, commandant en chef de l'expédition américaine. Voici le colonel Dave Sheridan, chef pilote, et le sergent Hayward.
Visiblement gêné, il toussota pour enchaîner :
— Je regrette, général, que les circonstances de notre rencontre ne nous permettent pas de fêter ensemble cet événement qui, pourtant, fera date dans l'histoire humaine.
— Je le déplore autant que vous, général O'Malley, et je suis au regret de vous demander de débarquer immédiatement tout ce que vous venez de charger à bord de votre fusée.
— Pardon ?
— Vous m'avez parfaitement entendu, Général. J'ai dit : débarquez immédiatement les vivres et les outres d'eau retirés de ce tanker et chargés à bord de votre appareil. Nous avons observé vos va-et-vient à l'aide de jumelles snooperscopiques et savons à quoi nous en tenir.
Floyd O'Malley se força au calme mais ne put dissimuler le tic nerveux qui tiraillait la commissure de ses lèvres :
— Mais voyons, Général, ces vivres, cette eau, le carburant de ces trois réservoirs nous appartiennent !
— Vous appartenaient, corrigea le Russe. Vous êtes sur notre territoire en séjour illégal et c'est donc de plein droit que nous avons décidé de mettre l'embargo sur vos biens !
CHAPITRE VII
Sur le moment, les Américains restèrent sans réaction devant l'énormité de ces prétentions. Engager le combat, il n'y fallait pas songer : deux Thompson contre sept pistolets mitrailleurs, l'avantage resterait indéniablement aux Russes. En outre, dans les conjonctures présentes, cet acte serait immanquablement qualifié d'agression, très grave de conséquences dans les relations américano-russes.
Le général O'Malley supputait ces conséquences et ressassait avec amertume les consignes de Washington : se montrer ferme, ne pas céder aux exigences ou aux menaces, etc. Facile d'être conseilleur quand soixante-dix millions de kilomètres vous séparent de l'adversaire ; beaucoup moins simple lorsque celui-ci vous tient en joue et entend — fort de sa supériorité numérique — faire respecter ses droits. Même si ces derniers reposent sur une manœuvre délictueuse mais, hélas ! indémontrable !
— Ecoutez, général Abrosimov, amorça O'Malley. Je ne conteste nullement vos droits de primo occupanti de ce territoire, mais en nous posant ici, nous ignorions absolument que vous nous aviez précédés et...
— Je m'étonne de vous voir adopter cette position aussi ridicule que mensongère ! gronda le Russe. Sitôt prévenus de votre approche par le vaisseau Tsiolkowski, qui lui n'arrivera que dans quarante-huit heures, nous vous avons adressé un message radio. Ce message indiquait les coordonnées de notre base et les limites exactes du territoire annexé par nous, cette mise au point devant éviter tout incident ultérieur. Nous avons même poussé la courtoisie jusqu'à vous signaler la présence de notre astronef mère sur Phobos et vous avons offert de reconnaître le terrain que vous auriez choisi pour vous poser.
— Quoi ? s'écria Dave Sheridan, courroucé par l'impudence de ce mensonge.
— Je m'adresse uniquement au général O'Malley, Colonel ! Gardez vos réflexions insolentes pour vous !
Abrosimov avait dit cela en le foudroyant du regard puis il l'ignora ostensiblement et revint au chef de l'expédition américaine :
— Vous avez fait la sourde oreille, Général, et n'avez même pas accusé réception de nos messages.
— La raison en est fort simple, répondit O'Malley avec une sorte de résignation dans la voix. Nous n'avons jamais reçu ces messages et n'avons pas davantage aperçu votre base et vos installations.
Le Russe eut un haut-le-corps.
— Pareille mauvaise foi me surprend chez un officier supérieur tel que vous, Général ! Je soutiens que vous n'avez pas pu ne pas capter nos messages, inlassablement répétés d'heure en heure malgré votre silence. J'en déduis que c'est délibérément que vous avez violé notre territoire, au mépris des règlements internationaux et pour je ne sais quel obscur motif.
Dave Sheridan bouillonnait de rage et d'indignation. Le traquenard visant à les compromettre au maximum, à faire d'eux les seuls responsables de cet incident était manifeste. Tout avait été méticuleusement combiné : la base et la navette de débarquement camouflées, l'astronef mère caché sur Phobos, enfin, ces prétendus messages radio qui n'existaient que dans l'esprit retors du général Oleg Abrosimov.
Floyd O'Malley secoua tristement la tête. Son accablement voisin de la capitulation blessait l'amour-propre et l'honneur de Sheridan.
— Je veux bien croire que vous avez essayé de nous contacter par radio, Général, mais je vous en donne ma parole, aucun de vos messages ne nous est parvenu. Et pour preuve de nos bonnes dispositions, de notre sincérité, j'accepte que vous mettiez l'embargo sur ces tankers en attendant qu'une décision intervienne, à l'échelon supérieur terrestre, entre votre gouvernement et le nôtre. Mais je fais appel à vos sentiments d'humanité, à cet esprit de solidarité qui doit jouer, ici plus que partout ailleurs, pour nous laisser emporter à notre nouveau camp les vivres embarqués.
Oleg Abrosimov, hautain, demeura inflexible :
— Il n'en est pas question, Général ! Ordonnez à ces deux hommes de jeter leurs armes et commencez le déchargement des soutes de votre appareil.
Le général O'Malley, miné par l'humiliation et les traits affaissés, se tourna vers le sergent Hayward mais s'adressa plus particulièrement à son subordonné qu'il appela du nom du caporal resté à bord de la navette :
— Sergent, et vous, Burton, jetez vos armes...
Le GI comprit la ruse, soulignée par ce nom qui n'était pas le sien et par le mouvement aussi impératif que discret de l'index du général tournant le dos aux Russes. Le cosmotech désobéit, garda la Thompson en main, fit un pas en arrière.
— Burton ! cria Floyd O'Malley. Ne comprenez-vous pas que vous allez tout gâcher ? Eclairez votre lanterne, bon Dieu ! Jetez votre arme !
Soudain, un éblouissant faisceau de lumière inonda les Russes : le caporal Burton avait enfin compris et commandé l'éclairage de sa « lanterne », en l'occurrence le puissant projecteur de la fusée ! Le dos tourné à la navette, les Américains, eux, n'avaient pas été aveuglés. Mettant à profit ce court instant de flottement, Floyd O'Malley et Sheridan plongèrent sur le général soviétique. Celui-ci les reçut de plein fouet et, sous la violence du choc, tomba à la renverse, empoigné par les deux Américains.
Immédiatement, le projecteur s'éteignit, ajoutant au désarroi des sept Russes dont les yeux ne purent s'accoutumer aussi vite à cette obscurité relative, les phares de leur véhicule éclairant le terrain seulement derrière eux. Lorsqu'ils reprirent leurs esprits, ce fut pour voir leur chef, les bras repliés dans le dos et maintenu en bouclier par ceux qu'un instant plus tôt il écrasait de sa morgue !
— Jetez immédiatement vos armes ! gronda Floyd O'Malley en soulevant la languette bloquant la collerette d'étanchéité du casque de son prisonnier. Je vous donne cinq secondes ! Ce temps écoulé, j'arrache le casque du tovaritch Abrosimov ! Une... Deux...
Abrosimov suait d'angoisse à la perspective de périr asphyxié, mais à trois, ses hommes avaient capitulé. Le général O'Malley lâcha un soupir et prononça dans son micro :
— Bravo, caporal Burton ! Vous avez « allumé votre lanterne » à point nommé et cela vous vaudra une belle citation !
— Merci, Général, répondit le cosmotech resté dans la fusée. Dois-je descendre pour vous aider à flanquer une toise à ces voisins hospitaliers ?
O'Malley éclata de rire.
— Non, Burton, restez à votre poste et envoyez-nous plutôt une bonne corde. Vous, ordonna-t-il aux sept Russes, reculez-vous... Sergent Hayward, allez récupérer leurs armes et portez-les jusqu'à la soute où Burton les mettra en lieu sûr.
Hayward se frotta les mains.
— A vos ordres, Général.
Tout en bloquant dans son dos l'un des bras de leur prisonnier de marque, Dave Sheridan confia :
— Je vous avoue, Général, que votre passivité et votre apparente capitulation m'ont au début sidéré. J'ai commencé à comprendre lorsque vous avez accueilli sans bondir l'allusion de ce connard quant à ces prétendus messages radio.
L'officier supérieur soviétique se mit à braire d'une traite :
— Vos insultes et votre inqualifiable conduite sont bien dignes de la société capitaliste décadente dont vous êtes les fidèles représentants !
Dave accentua la torsion de son bras replié dans le dos :
— Gardez ces sornettes pour vos réunions politiques sinon je demande au général O'Malley l'autorisation de vous embarquer à bord. Cela vous permettrait d'ôter votre scaphandre et de recevoir la toise capitaliste dont parlait tout à l'heure le caporal Burton ! Et comme j'imagine que vos compatriotes de la base captent vos discours et s'apprêtent à venir à la rescousse, je vous conseille de leur dire de rester là où ils sont.
— Ce n'est pas un conseil, rectifia O'Malley, c'est un ordre ! Cinq secondes pour que vous le transmettiez à vos complices !
Haletant sous la douleur de la clé imprimée par Sheridan à son bras, l'officier supérieur cracha d'une voix rauque :
— Général Oleg Abrosimov à Base Kalinine : ne bougez pas, restez au camp. Renoncez à toute intervention... Quoi qu'il arrive, nos agresseurs seront jugés et...
— Ça va, gros, tu clôtureras ton discours une autre fois ! railla Sheridan cependant que le général soviétique suffoquait de se voir traiter aussi cavalièrement.
— Vous... vous répondrez un jour de votre criminelle conduite !
— Et toi de la tienne, riposta le général O'Malley, entendant par là même couvrir pleinement le chef pilote.
Les mains liées dans le dos, Abrosimov fut solidement attaché à l'un des piliers du train d'atterrissage de la navette, après quoi, Flayd O'Malley déclara aux sept Russes qui, l'air stupide et les bras ballants, n'étaient pas encore revenus de leur échec :
— Dans le compartiment supérieur des deux autres tankers se trouve un stock de vivres et d'outrés plastiques renfermant de l'eau potable. Vous allez les décharger et les transporter au pied de notre navette.
— Comme ça, au moins, vous ne vous serez pas dérangés pour rien ! persifla Sheridan. Exécution, dare-dare !
Sous la menace des mitraillettes, les sept Russes ravalèrent leur rage impuissante et se mirent au travail. Assis au sommet du tanker vide, le chef d'expédition et Sheridan suivaient des yeux l'opération avec la joie que confère une honnête revanche. Dans les écouteurs, ils percevaient la voix du général Abrosimov qui s'exprimait en russe. Dave répondit au coup d'œil interrogateur de son compagnon :
— Il raconte simplement ses malheurs à ses compatriotes de la base et leur confirme de ne pas bouger. Le transbordement des vivres achevé, il est persuadé que nous les remettrons en circulation.
— Cela coule de source. A quoi bon s'embarrasser de tant de bouches supplémentaires à nourrir... et à alimenter en oxygène ? Nous n'en aurons déjà pas de trop du fait qu'il nous sera impossible de tout charger dans la fusée. Et après le bon tour que nous venons de jouer à nos voisins, il ne faut pas trop compter sur un meilleur accueil dans les jours à venir !
La voix d'Oleg Abrosimov passa du russe à l'anglais :
— Général O'Malley, je désire vous faire une proposition.
— Nous vous écoutons.
— Cet incident est parfaitement ridicule et je consens à me montrer généreux et sans rancune envers vous. Voici ce que je vous propose : vous aurez libre accès à ce point précis de notre territoire jusqu'à évacuation complète de vos stocks de vivres et de carburant. Il vous suffira d'établir un pont aérien jusqu'à cette enclave américaine provisoire dans le secteur soviétique. Quelle est votre réponse ?
— C'est non, fit O'Malley, catégorique. Vous nous avez tendu un piège, quel crédit pourrions-nous désormais vous accorder ? Vous êtes actuellement en état d'infériorité et il ne vous coûte rien de jouer la carte grandeur d'âme pour mieux nous avoir la prochaine fois. Seulement voilà, Général, il n'y aura pas de prochaine fois !
Sa ruse éventée, Abrosimov éclata en imprécations et gigota furieusement dans ses liens, mais en pure perte. Devant l'indifférence des Américains, il se résigna au calme en soufflant comme un phoque dans son micro après cet accès de fureur.
Trois quarts d'heure plus tard, les sept Russes avaient vidé le second réservoir de la moitié de son contenu et chargé à saturation la soute de la navette. Sur l'ordre du général O'Malley, Abrosimov fut détaché et contraint de grimper le long de l'échelle menant au sas pour être ensuite rattaché dans le poste de pilotage.
— Vous allez décoller, Dave, et emporter ce chargement au camp en gardant auprès de vous le général en otage. Quand vous aurez débarqué les vivres et l'eau, revenez ici avec notre prisonnier. Entre-temps, nous aurons achevé de vider ce tanker ainsi que le troisième... Nous pourrons alors, peu après votre retour, retourner enfin sur « nos terres » !
*
Vers le milieu de la nuit, sur cet hémisphère, tout était achevé. La navette, revenue, avait reçu le complément du stock de vivres et d'eau, avait rempli ses réservoirs et se trouvait donc prête au départ.
Pince-sans-rire, Floyd O'Malley s'adressa alors à l'officier supérieur soviétique (dont la brève apparition au camp américain lui avait valu un franc succès !) :
— Nous allons prendre congé non sans vous remercier de votre dévouement, de l'aide généreuse et spontanée que vos hommes nous ont apportée. Nous vous abandonnons ces trois tankers vides, ou à peu près, ainsi que le premier élément largué par notre fusée car nous ne disposons d'aucun moyen pour les récupérer. C'est donc sur ces récipients, et non pas sur nos vivres, que vous mettrez votre embargo.
« Maintenant, éloignez-vous avec vos hommes à cinq cents mètres de votre chenillette. Allez, vous êtes libres ; et merci encore pour cette charmante soirée.
Ecarlate de rage, Abrosimov aboya :
— Vous payerez très cher vos impertinences et verrez ce qu'une pareille agression va vous coûter. Rendez-nous nos armes !
— Ts-ts-ts, fit O'Malley en secouant la tête. Nous les gardons en souvenir de votre hospitalité.
— Et c'est vous qui faites une affaire, souligna Sheridan, imperturbable. Vos pistolets mitrailleurs ne valent pas le millième de ce que représentent ces énormes réservoirs de métal.
Fulminant, Oleg Abrosimov tourna les talons et s'éloigna avec ses hommes.
— Eh bien, voilà qui nous promet des lendemains qui ne chanteront pas, sur cette sacrée planète ! soupira O'Malley en saisissant les montants de l'échelle d'accès.
— Pourtant, nous n'avions pas le choix des moyens pour récupérer — en partie seulement — notre bien, fit Sheridan en grimpant à sa suite. Les Russes, c'est certain, vont multiplier les incidents et, dorénavant, nous devrons faire très attention dès que nous sortirons de nos frontières pour explorer l'extérieur. Même si le reste de la planète n'est annexé par personne !
*
La navette atterrit au camp américain un peu avant l'aube et ce fut avec une réelle satisfaction que le général et Sheridan, laissant les trois cosmotechs dormir à bord, se coulèrent dans la tubulure à décompression de la tente de secours.
Celle-ci, montée sur des arceaux d'aluminium, formait une espèce de tunnel long de quinze mètres, large de quatre et haut de deux mètres cinquante. Ses doubles parois en Butyl, polyester stratifié et siliconé, lui assuraient une étanchéité parfaite ainsi qu'en témoignait leur gonflement sous basse pression.
Le générateur d'air et le climatiseur faisaient entendre leur ronronnement continu, assourdi. Un câble d'alimentation reliait ces appareils à une micropile atomique située, par mesure de sécurité, à cent mètres de là, dans la plaine, au creux d'une excavation peu profonde et signalée par une balise à éclipses.
Sur le tapis de sol de la tente, d'épais rectangles de matière plastique spongieuse tenaient lieu de couchettes. Les membres du corps scientifique et les cosmotechs dormaient du sommeil du juste, leurs vidoscaphes suspendus, au-dessus de leur tête, aux arceaux d'aluminium.
Le général O'Malley et Dave se serrèrent la main, le premier ayant sa couchette proche du sas. Sous l'anémique lueur de l'unique veilleuse, qui s'était allumée au plafond lors de l'ouverture du sas, Dave parcourut sur la pointe des pieds les rangées parallèles de dormeurs, à la recherche de l'autre place vide. Il la trouva tout au bout de la tente et... à droite de Lilian Gaynor. La jeune botaniste dormait, ses cheveux blonds étalés sur le renflement supérieur du matelas plastique formant oreiller, un bras hors de la couverture thermochimique. A l'instar de ses compagnons, elle avait conservé le sous-vêtement uniforme, sorte de fourreau bleu-vert, suffisamment lâche toutefois pour ne pas être gênant et nuire ainsi au sommeil.
Dave se dépouilla du scaphandre, le suspendit avec son surtout de cosmonaute et ne conserva que le fourreau pour se couler ensuite sous la couverture. Il tendit la main vers l'interrupteur, à la base de l'arceau métallique et ses doigts rencontrèrent alors ceux de Lilian Gaynor qui éteignit la veilleuse à sa place.
Un peu surpris, Dave, dans l'obscurité, se tourna vers la jeune femme et chuchota :
— Pardonnez-moi de vous avoir réveillée...
— Je ne dormais pas, Dave, je vous attendais... Je... je voulais m'excuser, pour cet après-midi. Ma bouderie était vraiment sans objet et injuste de surcroît ; c'est vous qui aviez raison. J'ai dû vous paraître ridicule.
— Pas ridicule, Lilian, nerveuse tout au plus. Et vous aviez quelque raison de l'être après ces trente-cinq jours — pas très folichons, il faut bien le dire — passés à bord du King. De pouvoir à nouveau marcher à l'air libre — façon de parler, naturellement ! — s'est traduit chez vous par ce... mouvement d'humeur, fit-il en se gardant d'évoquer la cause plus profonde, de nature affective, qu'il soupçonnait.
« Vous aviez besoin de vous défouler pour retrouver votre équilibre et c'est chose faite. Maintenant dormez, mon petit, et ne pensez plus à tout ça, conseilla-t-il en effleurant de ses doigts son visage. »
Lilian Gaynor retint sa main sur sa joue et y posa ses lèvres. Sheridan, légèrement troublé par ce geste, réalisa soudain qu'elle pleurait ! Ainsi donc, durant la traversée de la Terre à la planète Mars, son humeur égale — jusqu'à cette soirée qui avait vu l'ébauche de leur flirt — n'avait été qu'une attitude ? Un comportement factice — mais courageux, il s'en rendait compte à présent — pour masquer une angoisse permanente, peut-être même un sentiment latent, inavoué, subconscient, de claustrophobie ? Et cette longue lutte, secrète, soigneusement cachée aux yeux de tous, s'achevait maintenant dans cette crise de nerfs. Oh, une crise de nerfs passive, sans éclat, extériorisée seulement par ces sanglots silencieux.
— Je... je vous demande pardon, Dave, dit-elle dans un hoquet à peine audible. Quelle dérision, n'est-ce pas, de flancher aussi... bêtement ? Après toutes les épreuves d'endurance que nous avons subies individuellement, après ces interminables tests psychologiques montrant aux spécialistes que nous avions des nerfs en acier, une parfaite maîtrise de nous-mêmes. Des robots ! Nous étions des robots jugés bons pour le service et, comme tels, enfermés dans un caisson de métal lancé dans l'espace. Mais même des robots ont parfois une défaillance... dès l'instant où ces robots-là ont un cœur et une âme !
Il la prit dans ses bras, lui parla doucement, remué par cette détresse qu'elle n'avait pu contenir :
— Pleurez, Lil, cela vous fera du bien. Et ne dites pas que vous avez flanché ; je trouve au contraire que vous avez montré beaucoup de courage, de force de caractère pour tenir le coup tout au long du voyage. Demain, vous aurez oublié cet orage sans importance.
Elle répondit à son baiser et murmura :
— Vous êtes un chic type, Dave... Même si vous m'avez embrassée simplement à cause de cette stupide crise de larmes.
— Il y a peut-être une autre raison, Lil, répondit Sheridan, mi-plaisant, mi-sérieux. Je crois bien — insensiblement et non pas à la suite d'un coup de foudre — éprouver pour vous ce que je n'avais jamais éprouvé pour aucune autre femme...
Et Dave était sincère.
L'éphémère épisode, le fugitif passage de l'étrange et mystérieuse Lena Bâtes dans sa vie était loin, très loin déjà...
*
Au camp américain, les activités avaient repris. En attendant de pouvoir disposer d'une base en dur, les cosmotechs achevaient d'aménager leurs installations provisoires.
La mise en place des jalons tout au long de la frontière circulaire du secteur américain — la décision avait été prise une heure plus tôt par le chef d'expédition — serait laissée aux soins de la seconde équipe. Celle-ci, à bord du vaisseau n° 2, viendrait relayer la première la semaine suivante. Le programme ainsi établi, le général Floyd O'Malley avait décidé de reconnaître la région dans un rayon de cent kilomètres. Tout comme la veille, le géophysicien Gene Dempster et la chimiste Mary Waller avaient pris place dans sa chenillette tandis que le microbiologiste Spencer Goodwin et la botaniste Lilian Gaynor faisaient équipe avec le colonel Sheridan.
Sur le point de démarrer, le chef d'expédition fut appelé par l'officier radio du Space King. Avant de commuter de nouveau sur la réception, O'Malley se brancha sur la chenillette de Sheridan :
— Un appel du capitaine Carlson, Dave. Prenez également l'écoute. Terminé... A vous, Carlson, invitat-il en abaissant le commutateur.
— Nous venons de recevoir un message de Lena, Général, fit-il en usant du nom-code attribué à Vandenberg. Faisant suite à l'incident de cette nuit — dont les Russes se sont plaints à leur QG terrestre —, l'ambassade soviétique à Washington a fait tenir une note de protestation particulièrement virulente à la Maison-Blanche. Il y est question d'agression caractérisée, de provocation, de menées bellicistes et de violation délibérée du territoire soviétique sur Mars. Qualifié d'« inqualifiable », cet acte « criminel », de l'avis des Popofs, réclame un châtiment exemplaire ! Et Moscou d'exiger de la Maison-Blanche que de très sévères sanctions soient prises immédiatement contre les responsables.
« La note s'agrémente de tous les clichés désormais classiques : capitalistes, agents provocateurs, oppresseurs du peuple... Tu parles!... Oh, pardon, Général ! se reprit-il vivement.
— Il n'y a pas de mal, Carlson, sourit Floyd O'Malley. Continuez. La Maison-Blanche a-t-elle pris une décision en ce qui me concerne puisque aussi bien je suis le responsable de cette « agression » criminelle ?
— Oui, Général. Je lis : « Après étude du rapport circonstancié du général Floyd O'Malley, confirmé par le colonel Dave Sheridan, le sergent Hayward, le caporal Burton et le deuxième classe Flager, protagonistes de l'incident survenu durant la nuit du 5 au 6 septembre 2012 dans le secteur soviétique martien de Kalinine, ex-Sinus Meridiani, le général Floyd O'Malley est pleinement confirmé dans ses droits et prérogatives. Félicitations lui sont adressées, ainsi qu'à ses hommes, pour leur courageuse attitude et leur excellente initiative en face d'une situation qui aurait pu avoir des conséquences catastrophiques et compromettre gravement la réussite de leur mission.
« Suite à leur brillante conduite, ils feront l'objet d'une proposition pour l'obtention de la Grand-Croix de l'Ordre des Pionniers de l'Espace, ordre qui vient d'être institué. Le Président des Etats-Unis tient à leur adresser personnellement ses plus vives félicitations. Terminé. »
A travers le cockpit transparent, Floyd O'Malley fit un signe de la main à Dave Sheridan, aux commandes de son véhicule. Levant le pouce, les deux hommes échangèrent un clin d'œil : ils jubilaient !
— Capitaine Carlson, répondit le général dans le micro, adressez immédiatement mes plus vifs remerciements au Président. La confiance qu'il nous témoigne en ces moments difficiles nous touche profondément, etc. Arrangez ça dans les formes. Terminé. Je coupe.
Puis, à l'adresse de Sheridan :
— Le petit père Oleg Abrosimov va en baver de rage, Dave !
— C'est certain, général, mais gare à la riposte. Un tel affront, il n'est pas près de le digérer !
— Sûr ! Et c'est pourquoi nous resterons sur nos gardes. Maintenant en route, Dave, et bon vent !
— Merci, Général. Même chose pour vous.
Les deux chenillettes s'ébranlèrent, l'une vers le sud, l'autre — celle de Sheridan — vers le nord et les vestiges d'une vieille cité réduite en poussière, à l'intersection d'un complexe de canaux sous-martiens, distant de quatre ou cinq kilomètres.
Sur le petit bloc de commande disposé à droite de la boucle de son ceinturon, Lilian Gaynor tourna l'un des boutons de son émetteur-récepteur pour en modifier la fréquence. Un minuscule clignotant rouge puisa au-dessus du micro, encastré dans le globe du casque dont le chef pilote ne s'était pas encore débarrassé, sous le cockpit étanche. Ce signal réclamait de sa part la modification de sa fréquence d'émission-réception sur une longueur d'onde non plus commune mais strictement individuelle. En cas d'urgence, un tiers resté hors du circuit spécial pouvait toutefois couper la communication privée et rétablir, instantanément, la longueur d'onde commune.
Répondant au signal, Dave commuta sur la fréquence spéciale et perçut alors la voix de la botaniste, assise à ses côtés :
— Le message de Carlson, tout à l'heure, m'a remis en mémoire un détail qui... m'intrigue un peu, Dave. Pourquoi as-tu choisi le nom-code de Lena en guise d'indicatif de Vandenberg, notre base terrestre ?
— C'est le prénom d'une femme — étrange — que j'ai connue trois jours avant notre départ, Lil, avoua-t-il sans détour.
Elle garda un instant le silence, puis :
— Merci de ta franchise, Dave... Pardonne-moi d'avoir été indiscrète
— A peine, rit-il. D'ailleurs, ne nous sommes-nous pas officieusement fiancés ? Cela te donne quelques droits... Oui, j'ai connu cette femme et ce fut une aventure sans lendemain. Et pour cause. Te souviens-tu de l'affaire Lena Bâtes ?
— Veux-tu parler de... ? commença-t-elle, interloquée.
— Oui, de celle qu'on a fait passer pour une meurtrière. La vérité est en fait assez différente de ce que la presse en a dit. Voici la version exacte du cas Lena Bâtes...
Derrière eux, le microbiologiste Spencer Goodwin ébaucha un sourire : le « silence » de ses compagnons n'avait rien pour l'inquiéter. Il avait, le matin même, noté chez eux les marques d'une intimité — outre ce tutoiement qu'ils n'employaient pas la veille — dont il était aisé de tirer les conclusions : une idylle était née entre Dave et Lilian. Amusé, il leur souhaita moralement toutes les félicités et se tourna à demi pour admirer plus attentivement le paysage. Un paysage insolite qu'ils parcouraient en cahotant sur un sol pierreux, non loin de la bande de végétation lichénoïde menant à la ville morte.
Distrait par la nouveauté de ce décor, le microbiologiste mit un certain temps avant de réaliser ce qui, inconsciemment, avait peu à peu attiré son attention. Lorsqu'il comprit le caractère alarmant de ce qu'il observait, il se brancha aussitôt sur le circuit d'émission prioritaire, ce qui eut pour effet d'interrompre le dialogue privé de ses compagnons...
CHAPITRE VIII
— Stoppez, Dave ! cria Goodwin dans son micro. Regardez à droite !
Sheridan freina brutalement et le véhicule se cabra avec un mouvement d'avant en arrière sur ses chenilles. Le pilote et sa compagne portèrent leurs regards vers la droite sans rien remarquer, pourtant, de très particulier dans la forêt buissonneuse aux rameaux violacés.
— Qu'y a-t-il. Spencer ? Des Martiens à l'horizon ?
— Ne plaisantez pas, Dave. J'ai aperçu... une lueur, un scintillement lumineux à travers la masse touffue de ces buissons.
— Une lumière ? Vous n'y pensez pas !
— Je n'y pense pas, Dave : je l'affirme ! répliqua le microbiologiste. Ce n'était pas à proprement parler une lumière mais une sorte de reflet, un peu comme le miroitement du soleil sur un casque de scaphan...
— Ça y est, je l'ai vu ! l'interrompit Lilian d'une voix où perçait l'anxiété.
Agacé d'être le seul à ne rien avoir vu, Dave Sheridan commençait à se demander si un excès d'imagination ne jouait pas des tours à ses amis lorsque, brusquement, il entrevit ce singulier miroitement, assez éloigné, à travers la touffeur mauve des lichens géants.
— Votre comparaison est exacte, Spencer. On dirait bien un reflet de soleil sur un casque globulaire !
Il réfléchit une seconde et grommela :
— Le général Abrosimov chercherait-il à prendre sa revanche, comme il nous en a menacés, l'autre nuit ?
— Les Russes entendraient-ils nous rendre la pareille en violant à leur tour notre territoire ? Mais comment auraient-ils pu, en chenillettes, couvrir les quatre mille deux cents kilomètres qui nous séparent de leur base ?
— Contrairement à ce que nous avons fait, nous, par accident, cette incursion sur nos terres dénote de leur part une intention délibérée de nous nuire. Ils ont dû progresser en chenillettes sous le couvert de ces masses végétales, tout au long des canaux.
— Voyons, Dave, la distance, objecta Lilian. Cette nuit, vous avez relâché le général Abrosimov vers cinq heures et il est à peine dix heures. Comment une chenillette, aussi rapide fût-elle, aurait-elle pu parcourir ce trajet en cinq heures ? Et même moins que ça !
— Tout simplement en se faisant amener, à quatre ou cinq cents kilomètres d'ici, par une navette du genre de la nôtre. Volant très bas et se posant derrière une colline, elle aura échappé, à cette distance, à nos radars.
— Ça se tient, reconnut le microbiologiste. Mais dans quel but, cette violation discrète de notre territoire ?
— Nous allons essayer de le savoir, fit-il en remettant en marche pour rouler, à faible allure, vers le « canal » qui, du nord au sud, étirait à perte de vue ses étranges rameaux lichénoïdes.
Tout en s'approchant de la lisière mauve, Dave établit le contact avec le premier véhicule. Mis au courant de leurs observations et de leur décision d'explorer la zone végétale, le général Floyd O'Malley donna son accord mais les prévint :
— Pas d'imprudence. Ne sortez sous aucun prétexte de votre véhicule si la situation venait à se gâter. A la moindre alerte, décrochez, ne cherchez pas le combat et ne tirez jamais les premiers : c'est un ordre !
— Entendu, Général, mais je me permets de vous faire remarquer que si les Russes entendent créer un incident, ils ne s'embarrasseront pas de scrupules pour le provoquer.
— Raison de plus pour ne pas prêter le flanc aux coups. Tenez-moi au courant de la suite des opérations. Terminé.
La chenillette coucha les premiers buissons aux longues feuilles étroites, festonnées, frisottées, se fraya un chemin à travers la touffeur violacée de cette aire fertilisée par le complexe d'irrigation sous-martien. Sur les traces des chenilles, les lichens écrasés, broyés, se mettaient à fumer : en raison de la très faible pression ambiante, leur suc se sublimait, passait de l'état liquide à l'état de vapeur. Au gré de leur avance à travers cette forêt buissonneuse, les branches supérieures des rameaux flagellaient le cockpit, y laissaient des éclaboussures d'une teinte lie-de-vin qui s'effaçaient insensiblement.
Le véhicule déboucha bientôt dans une sorte de trouée, de tunnel à travers la masse végétale en tout point semblable à la piste tracée par leur propre machine. Sur le sol, les lichénoïdes écrasés par les chenilles formaient un double sillon de boue végétale violine ; le terrain, poreux, s'en était rapidement imbibé et seule une faible partie de ce suc se diluait en vapeur, achevait de se sublimer.
— Ils sont passés il n'y a pas bien longtemps et...
Une exclamation du chef pilote coupa la parole au microbiologiste :
— Des empreintes de bottes, de semelles de scaphandre ! Là, de part et d'autre des traces laissées par les chenilles.
— Mince ! fit Goodwin. Même couverts par leur véhicule, les Russes ont été imprudents de se promener à pied dans cette forêt qu'ils ne connaissent pas plus que nous.
Dave obliqua à gauche, engagea la chenillette dans la trouée mais n'alla pas bien loin. Il stoppa, se pencha en avant, le front contre le dôme transparent. Les autres l'imitèrent et virent, à droite d'une empreinte de chenille, un disque bleu clair qui scintillait faiblement.
— Un insigne pectoral des Russes !
— A quoi le reconnaissez-vous, Dave ? Il est retourné et à demi caché par les branchages écrasés.
— Je le reconnais, Spencer, pour l'avoir remarqué sur la poitrine du général Abrosimov et sur chacun de ses hommes. Ce bleu luminescent est caractéristique ; l'autre face comporte une faucille et un marteau écarlates, également lumineux. Remettez vos casques. Je vais sortir et ramasser ce petit souvenir...
— Laissez, Dave, je vais y aller, proposa le microbiologiste. Cela me dégourdira les jambes.
— Si ça vous amuse, concéda-t-il en achevant de bloquer le casque sur sa collerette. Prêts ?
Lilian et Goodwin acquiescèrent et il commanda l'ouverture du dôme après avoir interrompu le début du générateur d'air. Goodwin sauta de l'habitacle et, très allégé par la faible gravité martienne, se reçut en fléchissant à peine sur ses jambes. Trois pas et il fut devant l'objet, se baissa pour le ramasser. Inexplicablement, l'insigne resta collé au sol, entre les branches et les touffes lichénoïdes écrasées.
— Alors, Spencer, vous cherchez des trèfles à quatre feuilles ?
Goodwin se redressa, montrant à travers son casque bleuté une figure ahurie :
— Je n'arrive pas à le... le décoller !
— Vous plaisantez ?
— Venez donc essayer vous-même. Il ne bouge pas d'un pouce !
Sceptique, Sheridan s'empara d'une Thomson par mesure de prudence et sauta d'un bond auprès du microbiologiste. Il se baissa, referma ses doigts gantés sur l'insigne et tira. En pure perte ! Celui-ci semblait littéralement soudé au sol et aux branchages écrasés, lesquels ne bougeaient pas non plus d'un millimètre !
— Plutôt raide, non ?
Déconcerté, le chef pilote se releva :
— Plutôt, en effet. Et comme je ne crois pas à la sorcellerie, regagnons illico la cabine !
Il s'élança mais un choc brutal le rejeta en arrière et il chuta à la renverse, incapable de comprendre ce qui lui arrivait. Dans l'habitacle du véhicule, Lilian Gaynor s'était mise debout, alarmée, cherchant elle aussi à comprendre.
Dave, en se relevant, donna l'impression de loucher : en fait, il regardait, devant son nez, la paroi de son casque, fort heureusement intact malgré ce choc contre un obstacle invisible !
Goodwin s'était approché mais, à deux mètres de la chenillette, il se heurta lui aussi à un solide que ses yeux tentaient en vain de discerner.
— Bonté divine, Dave ! Il y a... je ne sais quoi entre nous et la chenillette ! Une chose que nous ne voyons pas mais qui a la consistance du métal !
Les mains en avant, Sheridan tâtonna, s'écarta vers la droite en palpant ce mystérieux écran transparent qui les séparait de leur compagne restée à bord du véhicule. Le microbiologiste, lui, s'éloignait à tâtons vers la gauche. Ils finirent par se rejoindre, de l'autre côté de la chenillette, et Goodwin ne put retenir un juron :
— Merde ! Ce... cela fait le tour de l'engin et l'isole.
— Comme un champ de force, compléta Sheridan en levant les yeux vers la botaniste qui s'efforçait de maîtriser son inquiétude. Lilian, préviens immédiatement le général pour lui éviter, s'il en est temps encore, une mésaventure de ce genre. Tu alerteras ensuite le...
Il se tut, battit des paupières, interloqué. Il voyait, à travers le globe de son casque, remuer les lèvres de la jeune femme, mais ses écouteurs ne lui renvoyaient aucun son !
Lilian, par gestes, lui fit alors comprendre qu'elle ne l'entendait pas davantage.
— C'est le bouquet ! Ce champ de force fait écran et les ondes radio ne passent plus !
Un sentiment de panique s'empara de la botaniste qui sauta de la cabine et fit deux pas pour se trouver devant un mur, parfaitement invisible. Lilian courut à droite, à gauche, cognant de ses poings gantés contre l'obstacle transparent. Soudain, ses poings ne rencontrèrent plus que le vide ; elle perdit l'équilibre et, entraînée par son élan involontaire, s'affala sur le sol. En se précipitant à son aide, les deux hommes entendirent subitement le bruit de sa respiration saccadée dans leurs écouteurs : le champ de force évanoui, ils pouvaient de nouveau correspondre par radio.
Oubliant la présence du microbiologiste, Sheridan prit la jeune femme dans ses bras. Casque contre casque, ils se sourirent, elle un peu confuse de s'être laissé gagner par l'affolement.
— Il me serait difficile de prétendre que je n'ai pas eu très peur, Dave, avoua-t-elle.
— Je n'étais pas tellement plus rassuré, moi non plus. La balade est finie, rentrons au camp. Nous reviendrons en nombre pour...
— Dave ! cria Spencer, livide. Le champ de force s'est reformé !
Avec appréhension, tous trois firent le tour de l'obstacle invisible et se retrouvèrent à leur point de départ, atterrés.
— Cette fois, nous sommes bel et bien « dehors » ! L'interruption du champ de force n'aura duré qu'une minute.
Une immense surprise se peignit sur les traits de Lilian Gaynor :
— Dave, se pourrait-il que ce champ n'ait été suspendu que dans le seul but de me permettre de... quitter le véhicule ? Ceci afin que, tous les trois, nous en soyons privés ?
— Et nous devrions cela aux Russes ? hasarda Goodwin. Ils seraient donc parvenus à loger un générateur de champ de force à bord de leur autochenille ? Un appareil qui, à distance, permettrait de créer un champ annulaire autour d'une masse métallique ? Et d'abord, un tel procédé est-il possible ?
— Il est concevable, Spencer, et les Russes ont pu, dans ce domaine, prendre également sur nous une longueur d'avance ! Mais je doute qu'un générateur de cette puissance ait pu trouver place dans une chenillette. Il en va différemment si nous admettons qu'en ce moment même une fusée auxiliaire soviétique s'est mise en orbite « martio » stationnaire, calquant sa vitesse sur celle de la rotation de Mars afin de faire, en quelque sorte, du point fixe. De là-haut, la projection d'un champ de force de cette nature est déjà... un peu plus admissible.
Goodwin nota l'imperceptible réserve de cette « admissibilité » mais ne dit mot. Son regard rencontra celui de Dave : il devina chez lui le même trouble, la même anxiété qu'ils cherchaient, tous deux, à dissimuler à la jeune femme. Une anxiété de nature différente de celle qu'ils avaient éprouvée jusqu'ici.
Lilian s'était à demi tournée pour jeter un coup d'oeil à l'insigne, sur le sol. A quoi bon les détromper, leur avouer qu'elle aussi envisageait d'autres perspectives, affolantes ? Machinalement, elle se baissa et, contre toute attente, parvint à ramasser l'insigne ! Elle le retourna, contempla la faucille et le marteau, rutilants, et le fit sautiller dans la paume de son gant sous les yeux incrédules de ses compagnons.
— Oui, murmura-t-elle avec un calme qui les surprit. La force qui le plaquait au sol a disparu... Il serait peut-être temps de songer à disparaître nous aussi ?
— Attends, il ne faut pas s'affoler...
— Je ne m'affole pas, chéri, j'émets une suggestion.
Il la dévisagea curieusement, se demanda si elle soupçonnait la vérité probable mais lut seulement de la tendresse dans son regard. Il toussota :
— Heu... Nous sommes à huit ou dix kilomètres de la base, tout au plus. En raison de la faible intensité de la pesanteur, nous devons pouvoir rejoindre nos camarades d'ici à une heure. Au besoin en alternant la marche rapide et le pas de course qui permet des bonds impressionnants avec cette gravité bien inférieure à celle à laquelle nous sommes habitués. En outre, le camp est encore à portée de nos émetteurs individuels.
Le chef pilote régla la longueur d'onde sur celle des appels d'urgence et lança un message, qui n'eut hélas ! aucun écho. Cet échec ne parut pas l'inquiéter outre mesure :
— S'il autorise nos émissions rapprochées, le champ de force qui enveloppe la chenillette interdit peut-être les liaisons à partir d'une certaine distance. A moins que nous ne soyons tombés sur une zone de silence, comme il en existe d'ailleurs sur la Terre où l'on enregistre une chute de propagation des ondes radio. Le fait est rare mais bien connu des radiotechniciens.
Goodwin n'en crut pas un mot, comprit qu'il s'agissait d'un optimisme sur commande et entra dans le jeu :
— OK, rebroussons chemin et mettons le cap au sud-sud-ouest.
Se guidant à la boussole, ils s'éloignèrent, Dave en tête, la Thomson à la hanche et Goodwin fermant la marche, la main posée sur le manche du coutelas pendu à son ceinturon. Cheminant entre les deux hommes, la botaniste voulut rejoindre Sheridan mais celui-ci l'en dissuada :
— Reste derrière moi, Lil. Nous n'avons qu'une mitraillette et... il est inutile que tu t'exposes en première ligne.
Le ton se voulait ironique mais sonnait faux. Lilian resta donc à sa place et tourna la tête. Elle surprit l'expression inquiète du microbiologiste qui épiait alternativement de gauche à droite la forêt, tout au long de la trouée laissée par le passage de leur autochenille. Goodwin gardait la main sur le manche de son coutelas, se tenait en permanence sur la défensive.
Un moment plus tôt, son intuition féminine ne l'avait pas trompée lorsqu'elle avait perçu ce trouble chez ses compagnons : imprécis, mystérieux, un danger nouveau les menaçait. Elle évoquait sa panique, tandis que le champ de force emprisonnait la chenillette, l'isolait complètement des deux hommes. Il n'en subsistait plus rien : la raison dominait maintenant ses alarmes, aiguisait son courage. Si un tel danger existait réellement, ils ne pouvaient plus, désormais, compter que sur eux-mêmes. Et nul ne pouvait savoir ni même soupçonner sous quelle forme — peut-être hallucinante — il risquait à tout moment de se manifester. Ses compagnons avaient donc davantage besoin d'aide que de gémissements et de plaintes !
Elle retira son coutelas de la gaine et jeta un coup d'œil pardessus son épaule :
— Spencer, vous allez avoir le vertige à faire pivoter ainsi votre tête à chaque pas !
Surveillez la forêt à gauche, j'observerai les buissons à droite. De cette façon, nous serons certains de voir venir le danger.
La transformation de la jeune femme et le cran dont elle faisait montre, à présent, amenèrent un sourire mitigé de surprise chez le microbiologiste.
— Bravo, Lilian, voilà qui est parlé !
A son tour, Dave lui sourit avec un clin d'œil mais reporta immédiatement son regard en avant.
— Tu viens de jeter aux orties les derniers vestiges de ce semblant de complexe qui te tracassait, Lil. C'est beaucoup mieux ainsi.
— Dave, si nous faisions le point, franchement ? demanda-t-elle. Ce n'est pas brillant, n'est-ce pas ?
— Ma foi, on peut même dire que c'est plutôt sombre ! Je peux maintenant te l'avouer : cette histoire de zone de silence est valable en certains lieux de la Terre, mais elle ne l'est pas ici, dans les circonstances où nous l'avons constatée. Le champ de force qui enrobe notre chenillette n'est pour rien dans cette impossibilité de communiquer avec le camp ou le véhicule du général O'Malley.
— Conclusion : les Russes ne peuvent être accusés d'être responsables de ce... phénomène ?
— Je n'ai pas dit ça, se défendit-il. Le silence du camp peut avoir une cause naturelle que nous découvrirons bientôt... à condition de presser le pas, et de renoncer momentanément à savoir ce que les Russes sont venus faire chez nous.
Marchant plus vite, ils ne tardèrent pas à sortir de l'étrange forêt de lichénoïdes. A quelques kilomètres au nord, tache bistre dans l'étendue rougeâtre, on apercevait la cité en ruine tandis que, vers le sud, une légère élévation de terrain masquait le camp de base.
Nul besoin de boussole, pour se guider : la terre rouge et la pierre friable conservaient nettement les traces profondes laissées par les chenilles du véhicule. Le fait pour eux d'avoir abandonné la touffeur sombre de la forêt les libérait un peu de l'inquiétude qui les oppressait. En terrain découvert, une attaque — sans préjuger son origine ou sa nature — leur semblait plus difficile, plus improbable. Tous trois devaient agiter les mêmes pensées car la jeune botaniste observa :
— Si le général Abrosimov avait dû nous tendre un piège, il l'aurait certainement fait dans la forêt où nos chances de nous en sortir auraient été bien moindres qu'ici. Je me demande pourquoi il ne s'est pas manifesté.
— Bizarre, en effet, admit Sheridan en gravissant la dune qui se dressait devant eux.
Ils s'arrêtèrent à mi-hauteur et levèrent les yeux, intrigués. Le jour bleu-mauve s'assombrissait, prenait une teinte ocre-violine qui, paradoxalement, rendait opaque l'atmosphère pourtant des plus ténues.
— Il n'est guère plus de midi et le jour baisse ! tiqua Lilian.
Autour d'eux, de légers tourbillons virevoltaient, couraient au ras du sol tandis que la lumière continuait de s'assombrir. Ils se hâtèrent de gravir le mamelon et s'arrêtèrent de nouveau, médusés : un immense brouillard rouge carminé, avec des zones orangées ou jaunâtres, envahissait l'horizon. A deux ou trois kilomètres, ils distinguèrent leur fusée, les empilements de caissons, la tente pressurisée que le front de ce formidable nuage commençait d'envelopper.
— Une tempête de sable ! cria Dave.
Il ne s'agissait plus, maintenant, d'un adversaire auquel l'on peut opposer la force ou la ruse mais bien d'un fléau naturel, terrifiant parce qu'invincible par l'homme livré à lui-même.
— Il faut absolument gagner le camp ou trouver un abri avant que le gros de la tornade nous emporte !
Ils dévalèrent la pente, s'enfuirent dans la plaine, accomplissant à chaque détente des jarrets des bonds de cinq ou six mètres. Déjà, le camp disparaissait, noyé par les premières bourrasques précédant la tempête. L'une de ces effroyables tempêtes de sable que les astronomes avaient eu maintes fois l'occasion d'observer, depuis la Terre, à l'aide de puissants télescopes ([15]).
Le vent, de plus en plus fort, ralentissait leur course, réduisait notablement la longueur de leurs sauts et leurs bonds, maintenant, s'achevaient parfois dans une chute. L'horizon paraissait en feu. A travers les nuées rougeâtres, le soleil ressemblait à une pièce d'or ternie et sans éclat. Roulant et tourbillonnant, les volutes de sable labouraient la plaine, couchaient, fouettaient les lichens dont certains rameaux, moins résistants, étaient arrachés, emportés dans les airs.
Déportée au cours d'un bond formidable, Lilian tournoya sur elle-même avant de rouler sur le sol. Dave se précipita, l'aida à se relever, recueillit un sourire d'apaisement. Rassuré sur son sort, il saisit sa main, la tint solidement et tous deux reprirent leur course, côte à côte.
Dans une éclaircie éphémère, ils purent apercevoir la navette de débarquement qu'un tourbillon, plus dense, dissimula rapidement à leurs regards.
— Pourvu qu'elle tienne le coup ! haleta Sheridan. Imprudent de l'avoir laissée au sol. Le capitaine Rodgers est pourtant copilote ! Comprends pas que le général ne lui ait pas donné l'ordre de décoller, avec tous les autres à son bord.
— Dave ! cria la jeune femme en tendant le bras vers le camp.
Sans ralentir leur course, ils s'efforcèrent de distinguer ce qu'elle voulait leur montrer. La base n'était plus qu'à un kilomètre environ. Une nouvelle éclaircie passagère et ils comprirent la stupeur de leur compagne : la tornade se déchaînait autour du camp, mais autour seulement !
— C'est dingue, s'exclama Goodwin. On dirait que la tempête évite le camp !
— C'est vrai, les tourbillons de sable l'enveloppent, mais la navette, la tente pressurisée et les containers ne sont pas touchés... Incroyable : un immense champ de force protège la base !
Soudain, alors qu'ils étaient encore à trois ou quatre cents mètres du plus proche empilement de caissons, le front du cyclone les atteignit. Soulevés comme fétus, ils furent rabattus avec une force brutale sur le sol et brusquement environnés d'un crépuscule pourpre violacé.
— Restez à plat ventre... si vous le pouvez ! cria Dave. Essayez de ramper pour offrir moins de prise à la tempête.
Peinant pour s'opposer à la poussée contraire du vent qui les faisait rouler sur eux-mêmes, ils s'efforcèrent de ramper, de progresser sous les assauts furieux de ces nuées de terre et de sable qui labouraient leur scaphandre. Insensiblement, pourtant, la tornade diminuait de violence. Du moins au voisinage de l'invisible champ de force contre lequel ils ne tardèrent pas à se heurter. Séparés par la tourmente de sable, ils s'appelèrent par radio, convinrent de ramper à la base de la muraille d'énergie et parvinrent ainsi à se regrouper, épuisés, inondés de sueur dans leur scaphandre. Lilian, le souffle court, se serra tout contre Dave.
— Crois-tu encore raisonnable d'invoquer les Russes pour expliquer ce... miracle qui a sauvé notre camp ?
— Non, évidemment non. Et cela nous conduit à une conclusion... fantastique.
— A laquelle d'ailleurs, j'en suis sûr, nous avons tous pensé, sans oser l'admettre d'emblée, renchérit le microbiologiste. Ce monde que nous croyons mort, avec seulement une faune et une flore assez rudimentaires, ce monde rouge possède une espèce pensante !
— En dépit de son extravagance, c'est la plus sage des hypothèses, admit Sheridan.
— Des Martiens, murmura Lilian, moins effrayée que stupéfaite. J'ai également envisagé cette possibilité, dans la forêt, alors que nous cherchions à nous persuader que ce champ de force, autour de la chenillette, était l'œuvre des Russes.
— Des Martiens, répéta Dave, songeur. Nous n'avons pas découvert leurs cités, mais ces cités existent, enfouies dans le sol tout comme leurs canaux. Nous aurions pu le soupçonner quand, à bord du King et de la fusée, nos détecteurs infrarouges ont réagi en survolant certaines zones marquant l'emplacement de ces villes enfouies !
— L'appauvrissement de l'atmosphère de cette planète, déclara Lilian, a conduit ses habitants pacifiques à se réfugier dans les entrailles de ce globe desséché...
— Sur quoi vous fondez-vous pour dire qu'ils sont pacifiques ?
— Voyons, Spencer : des êtres hostiles n'auraient pas pris la peine de protéger notre base sous un dôme énergétique, à l'approche de la tempête.
— J'en accepte l'augure, mais je ne m'explique pas qu'ils aient bloqué notre chenillette sous l'un de ces champs de force, au cœur de la forêt.
— Ce n'est pas nécessairement là un acte d'hostilité, Spencer, raisonna la botaniste. Peut-être entendaient-ils, par là, nous interdire de ravager davantage leurs plantations ? Pourquoi ces buissons lichénoïdes, poussant sur ces immenses bandes de terrain, ne constitueraient-ils pas leur principale ressource alimentaire ?
— Vous avez réponse à tout, sourit le microbiologiste.
— Il y a quand même quelque chose qui ne tourne pas rond, rumina Dave Sheridan. Si nos camarades se sont réfugiés dans la navette au début de la tempête, pourquoi n'en sont-ils pas ressortis lorsqu'ils se sont aperçus qu'un mystérieux champ de force protégeait la base ?
— Justement, appuya Lilian. Peut-être n'ont-ils pas osé, devant tout ce que cette énigme implique d'alarmant.
Dave retroussa ses lèvres avec une moue sceptique :
— Telle quelle, notre base a tout simplement l'air d'être abandonnée. Et ça, chérie, c'est plus alarmant encore que l'énigme en question !
Devant le mutisme et le froncement de sourcils de la jeune botaniste, ses compagnons suivirent son regard...
L'atmosphère s'était éclaircie ; beaucoup plus au nord, les tourbillons de sable s'éloignaient, au-delà même de la ville morte. A cent cinquante mètres à peine, la masse de sable accumulée contre un mamelon s'était mise à bouger, croulant par à-coups en vagues frémissantes.
Or, le vent avait cessé...
CHAPITRE IX
Quelle pouvait être l'origine de ce singulier phénomène ?
Dave Sheridan, le microbiologiste et leur compagne s'approchèrent de ce mamelon curieusement instable. Un remous, une poussée venue de l'intérieur, disloqua le sommet de la dune et, lentement, un cylindre ocre rouge émergea en faisant s'écrouler autour de lui la masse de sable. D'une huitaine de mètres de diamètre, ce cylindre d'apparence métallique s'éleva, tel un énorme piston haut de cinq ou six mètres, pour s'immobiliser avec un lent frémissement.
Interdits et sur le quivive, les trois Américains s'étaient arrêtés. Sheridan arma sa mitraillette : un panneau galbé s'escamotait latéralement dans la paroi du cylindre. Violemment chassé par un souffle d'air, le sable voltigea au-devant de cette ouverture de deux mètres de côté.
Leur appréhension de voir surgir des créatures monstrueuses fut sans objet. Le cylindre était vide et ses parois intérieures irradiaient une lumière blanc bleuté, uniforme, reposante à la vue.
La jeune femme interrogea ses compagnons du regard. Spencer hasarda :
— Cela m'a tout l'air d'être une invitation à emprunter ce... cette espèce d'ascenseur, vous ne pensez pas, Dave ?
— Mm, mm, émit-il, dubitatif. Ascenseur ou... souricière ?
— Nous sommes armés.
— Oui, une Thompson pour trois et des coutelas ! grimaça-t-il.
— De toute manière, fit valoir Goodwin, le champ de force nous interdit de regagner le camp.
— Qui plus est, les réservoirs à oxygène de nos scaphandres seront vides, à la nuit tombée. Cela nous laisse à peine six ou sept heures d'autonomie. Et si, pour une raison quelconque, le King ne pouvait pas — alarmé par le silence de la base — nous envoyer la navette de secours, nous péririons par asphyxie dans nos vidoscaphes ! Le choix, dans ces conditions, me paraît tout tracé : il faut prendre le risque de répondre à cette mystérieuse invitation.
Ils se rangèrent à cet avis et franchirent l'ouverture dont le panneau galbé se referma aussitôt derrière eux. Le parquet de métal frémit sous leurs bottes et, rapidement, la cabine cylindrique s'enfonça dans le sol. Lilian, Dave et Spencer, silencieux, remuaient des pensées inquiètes. Qu'allaient-ils donc trouver au terme de cette descente qui semblait ne plus devoir finir ?
La botaniste prit le bras du chef pilote, murmura dans son micro :
— Et si... nos camarades avaient connu la même aventure ? S'ils s'étaient, eux aussi, risqués dans ce cylindre ?
— Sans même laisser un gars en faction au camp ? Difficilement pensable.
— Ils sont pourtant bien quelque part ! grogna le microbiologiste. Peut-être ont-ils été conduits ici sous la menace, entraînés par la force ?
— Pourquoi les Martiens nous réserveraient-ils un sort différent ? objecta Sheridan. S'ils avaient choisi la manière forte, nous n'y aurions pas échappé. Or, en dépit de son caractère impersonnel, ce processus d'approche auquel nous avons répondu en entrant dans cet ascenseur n'implique nullement de leur part des intentions hostiles. C'est là une façon de procéder prudente, compréhensible chez des êtres probablement très différents de nous.
Une légère trépidation et la cabine s'arrêta cependant que le panneau glissait de côté. Dave reprit en main sa mitraillette, l'index sur la détente. Devant eux s'étirait un couloir de métal, haut de quatre mètres, large de cinq avec, de place en place, des sortes d'écoutilles à verrouillage étanche.
Un couloir désert, rayonnant de cette même lumière douce, blanc bleuté.
— Le comité de réception est en retard.
Goodwin fit écho à cette boutade du chef pilote mais la sienne manquait également de conviction :
— Les Martiens sont peut-être de purs esprits, impalpables comme l'air, auquel cas nous ne les voyons pas !
Ils s'avancèrent jusqu'à l'extrémité du couloir qui tournait à droite et virent une écoutille s'ouvrir lentement dans le mur. Là aussi, l'invite ne faisait aucun doute : ils entrèrent dans une pièce nue, de faibles dimensions. Dans leur dos, l'écoutille se referma et soudain, une force irrésistible arracha des mains du pilote la mitraillette qu'il braquait devant lui. Avec un claquement sec, la Thompson alla se plaquer contre le plafond, quatre mètres plus haut ! De leur côté, Lilian et Goodwin avaient été brutalement tiraillés au niveau de leur ceinturon : arraché de sa gaine, leur coutelas voltigea en l'air pour se coller près de la mitraillette !
— Voilà un accueil qui manque plutôt de chaleur, fit Dave, interloqué.
D'une détente des jarrets, il s'élança jusqu'au plafond et y parvint sans effort dans une voltige au ralenti. Il saisit au vol la courroie de la Thompson... et resta suspendu dans le vide : l'arme était comme soudée au plafond métallique ! Il renonça, retomba en souplesse auprès de ses amis.
— Rien à faire. Nous sommes...
L'écoutille venait de se rouvrir. Désormais, « on » les invitait à ressortir, ce qu'ils firent. Dans le couloir, sur le mur, une flèche lumineuse s'était mise à clignoter.
— Une flèche ! fit Dave. Ce mode de signalisation ressemble singulièrement au nôtre et c'est assez inattendu !
Obéissant à ce signal, ils reprirent leur avance, guidés au long d'un véritable dédale souterrain par d'autres flèches clignotantes. Ils parcoururent ainsi plus d'un kilomètre, incapables de se repérer parmi ces bifurcations et ces rotondes où cinq, six et parfois dix voies différentes prenaient naissance. Enfin, à leur approche, un panneau glissa, livrant accès à une pièce assez vaste au seuil de laquelle ils restèrent cloués de stupeur : le général O'Malley, tous leurs camarades du camp de base mais aussi le général Oleg Abrosimov et les membres de l'expédition russe étaient là, bouché bée tout comme les nouveaux venus.
— Bonté divine ! s'exclama Dave, les yeux exorbités.
Il ne sut pas dire autre chose devant le spectacle de leurs compagnons, mêlés aux Russes et privés de leurs scaphandres ! Ils ne portaient plus que leurs combinaisons d'uniforme, bleu clair pour les Américains, marron foncé pour les Russes, les unes et les autres fermées sur le devant par une longue fermeture Eclair en diagonale. Ils parlaient tous à la fois mais Dave, Lilian et Spencer ne perçurent évidemment aucun son. Rassurés quant à la non-toxicité de l'atmosphère — puisque aussi bien les autres respiraient sans la moindre difficulté —, tous trois ôtèrent leur casque.
Un brouhaha de conversation bourdonna à leurs oreilles et ils purent échanger des poignées de main avec leurs amis, répondre à leurs questions, en poser à leur tour dans une ambiance de retrouvailles fort animée. Groupés un peu à l'écart, les Russes observaient une certaine réserve à l'endroit des Américains.
— Vous pouvez également vous débarrasser de vos scaphandres, conseilla Floyd O'Malley en désignant, dans un angle de la pièce, l'amoncellement de leurs vidoscaphes.
Ils suivirent ce conseil et Dave, encore sous le coup de la surprise, questionna :
— Que s'est-il passé, Général, depuis notre départ du camp ? Et comment êtes-vous ici ?
O'Malley les invita à s'asseoir sur une sorte de bat-flanc qui faisait le tour de la pièce et répondit :
— Ce matin, parvenus à sept ou huit kilomètres au sud du camp, notre chenillette stoppa, incapable d'avancer.
— Un champ de force, qui s'est interrompu juste le temps de vous laisser quitter l'engin ?
— Ah bon ! Il vous est arrivé la même chose ?
— A peu près, Général. Mais continuez, je vous en prie.
— Nous sommes rentrés à pied à la base, talonnés par une tempête, et avons trouvé nos camarades sur le point de gagner l'abri de la navette, après avoir tenté vainement d'établir le contact radio avec le King. C'est alors que, d'un cylindre métallique surgi du sable à cent cinquante ou deux cents mètres du camp, cinq créatures de petite taille, revêtues de scaphandres, firent leur apparition et s'approchèrent de nous ! Elles ne portaient aucune arme apparente. Leur casque, entièrement en métal, comportait une unique fente horizontale, dont la « visière » transparente mais rouge ne permettait pas de distinguer leurs traits.
« Ces petits êtres vinrent à nous, sans manifester la moindre crainte et nous montrèrent la tornade qui allait fondre sur le camp. L'un d'eux, guère plus grand qu'un enfant de dix ans, retira d'une poche de son vidoscaphe une photo aérienne, en relief, où figuraient nos installations, notre vaisseau, la tente pressurisée, les deux chenillettes. Du doigt, la créature dessina une courbe sur l'une des chenillettes et je compris qu'elle faisait probablement allusion au champ de force. Dessinant une autre courbe au-dessus de l'ensemble de la base, nous avons bien été obligés, malgré notre étonnement, d'admettre que le Martien indiquait par là son intention de protéger le camp par un dôme énergétique géant.
« Pour résumer ce contact somme toute amical et encourageant, nous avons suivi les Martiens jusqu'ici, après avoir été désarmés par un autre champ de force qui plaqua nos mitraillettes au plafond. Par une pantomime, nos petits bonshommes nous rassurèrent, nous firent comprendre que nous pouvions retirer nos casques. Nous fûmes ensuite amenés dans cette salle où nous devions retrouver le général Abrosimov et tous les membres de son expédition !
Il fit une pause, esquissa un sourire :
— Malgré l'incident de la nuit dernière, notre situation présente, assez exceptionnelle, justifie une trêve, sinon la reprise de relations plus courtoises avec nos compatriotes terriens. Ils ont, quant à eux, vécu les mêmes péripéties, à la différence près que les petits hommes les ont transportés, de leur camp jusqu'ici, à bord d'un véhicule en forme d'obus qui emprunta des voies sous-martiennes à une vitesse fantastique. Et nous sommes restés ensemble, à bavarder de notre singulière aventure, dans l'attente d'une visite de ces êtres qui ne paraissaient animés d'aucune mauvaise intention à notre égard.
Dave Sheridan secoua doucement la tête ; un sourcil relevé, il considérait le chef de l'expédition soviétique avec une expression à la fois narquoise et désabusée.
— Et dire que nous avons failli nous... taper sur la gueule pour ce lopin de terre qui, en fait, appartient aux Martiens ! De quoi faire le bonheur de tous les chansonniers de la Terre !
Le général Abrosimov, plus renfrogné que jamais, vint se camper devant lui.
— Colonel Sheridan ! Replacez donc les faits dans leur contexte véritable, au moment de l'incident évoqué par votre chef : dans votre esprit et dans le nôtre, il n'existait alors aucun Martien. Partant, nous étions fondés à considérer comme nôtre le territoire que nous occupions et nous étions pareillement de bonne foi en prenant acte du viol de notre secteur par votre groupe. De plus, l'agression dont nous avons été victimes par la suite n'en demeure pas moins une agression qui, soyez-en certains, connaîtra de graves prolongements au niveau diplomatique !
Le général Floyd O'Malley pinça les lèvres et fulmina :
— C'est bien le moment de nous casser les pieds avec vos histoires à dormir debout ! Et ne parlez donc plus d'agression lorsqu'il est évident qu'en camouflant votre base, cette habile mise en scène provoquerait un incident que les conservateurs — anti-glasnost — de votre espèce s'empresseraient d'exploiter à fond ! Si, au début, vos mobiles nous ont échappé, nous avons eu le temps de réfléchir, puis de comprendre.
« En retardant notre implantation sur Mars, en compromettant même le succès de notre entreprise, voire, en présentant au monde vos scandaleuses machinations comme pures calomnies de notre part, vos complices, hostiles à la perestroïka sainement instaurée dans la dernière décennie du siècle écoulé, auraient incidemment vanté la célérité, l'efficience, l'organisation rationnelle de la technologie et du matérialisme soviétiques. Bons princes — le culot étant souvent payant ! —, vous auriez benoîtement déclaré en substance : Nous passons l'éponge sur l'incident ; les Américains sont déjà suffisamment punis comme cela. Et devant l'état précaire de leur situation, dans leur territoire " de repli ", nous sommes même prêts à leur offrir notre aide généreuse et désintéressée.
« Résultat, gros succès de propagande néo-stalinienne et gain sur tous les tableaux. Grâce à Dieu, c'est raté et vous n'aurez plus l'occasion, du moins sur Mars, de chercher autre chose !
Le visage du général Oleg Abrosimov était écarlate de fureur.
— Mensonges que tout cela ! Mensonges éhontés conçus par un esprit retors, machiavélique, tout droit issu de votre société capitaliste ! C'est vous, et vous seuls, qui, délibérément, avez suscité cet incident !
Excédé, Floyd O'Malley se leva, grondant entre ses dents :
— Vous allez la fermer, Abrosimov, sans cela, je consens à perdre un moment ma dignité pour vous faire rentrer ces paroles dans la gorge !
Les mâchoires soudées, les poings serrés, Floyd O'Malley écarta Dave Sheridan qui faisait mine de s'interposer. Jouant son rôle jusqu'au bout, le Russe ne se déroba point et cracha, prêt lui aussi à « perdre sa dignité » pour se battre :
— Vous n'êtes qu'un rustre, O'Malley, et c'est moi qui vais...
— Silence !
Sec, cet ordre impératif avait claqué dans la pièce avec une résonance métallique. Tous s'étaient dressés, inquiets soudain.
L'un des murs perdit sa luminescence et devint peu à peu transparent : au-delà apparut une vaste enceinte, un hémicycle pourvu de gradins occupés par des hommes et des femmes dont la morphologie et la stature n'offraient aucune différence avec celles des humains ! Les deux sexes portaient une tunique sans manches serrée à la taille et d'une uniforme teinte lavande.
Debout sur un podium, au cœur de l'hémicycle, un robuste vieillard à la chevelure cendrée, courte et toute bouclée, levait son regard vers les astronautes qui s'étaient agglutinés contre la paroi transparente. Ses lèvres remuèrent et sa voix, claire et vibrante, éclata, amplifiée par d'invisibles haut-parleurs. Or, pour parachever la stupéfaction des Terriens, cette voix s'exprimait dans un anglais très pur. Détournant à demi la tête, le vieillard s'adressait à ses compatriotes, rassemblés derrière lui sur les gradins.
— La longue observation à laquelle ces étrangers ont été soumis chez eux, à leur insu, est édifiante. Et leur dernière altercation traduisait fort bien les passions qui les animent. Une espèce bien curieuse sur le plan du comportement caractériel. Des êtres à notre image mais dénués de sagesse, vivant en zizanie perpétuelle et s'entre-tuant périodiquement au nom de la liberté, de la fraternité ou même de la paix ! Singulières conceptions de ces valeurs essentielles qui conditionnent pourtant l'existence. Les Terriens, qui usent volontiers d'une langue morte et s'identifient à l'homo sapiens — l'homme sage — ne font en vérité que se haïr et que se battre !
« Jusqu'ici, ces dérèglements étaient leur affaire et n'auraient su nous concerner. Toutefois, dans la mesure où leurs querelles ne se limitent plus à leur propre planète mais risquent de s'envenimer sur la nôtre, nous sommes en droit d'intervenir et de crier : cela suffit !
Le vieillard se retourna pour s'adresser, maintenant, aux Terriens médusés par ce préambule :
— Vous vous étonnez, sans doute, de m entendre manier avec aisance l'une de vos langues ? A cela, rien de mystérieux. Survivants d'une civilisation puissante mais pacifique, nous avons depuis longtemps percé les secrets de votre linguistique et suivi avec un intérêt croissant vos progrès, particulièrement dans le domaine astronautique. Nos émissaires ont visité votre monde, y ont vécu longtemps, très longtemps mêlés à vous-mêmes, afin de vous étudier en quelque sorte in vivo. Leurs rapports nous ont épouvantés quant à votre quotient de spiritualité généralement fort bas.
Le vieillard leva sa main droite, comme pour prévenir une objection.
— Oh ! ne voyez surtout pas en nous des mystiques ou des contemplatifs. Nous ne nous reconnaissons même pas le qualificatif de sages mais nous revendiquons celui, plus modeste, de raisonnables. Nous pensions que l'évolution technologique, chez vous, déterminerait plus de modération dans vos actes et vos pensées. Si tel avait été le cas — et malgré les réticences d'une fraction notable de notre Assemblée — c'est fraternellement que nous vous aurions accueillis. Et ce, bien que notre monde fût plus que pauvre, à la limite même de ses ressources vitales. Mais je le répète, nous étions prêts à agir envers vous comme l'on doit agir envers n'importe quelle espèce de bonne compagnie.
« Mais renseignés sur vos discordes internationales qui régnent sur la Terre à l'état endémique, nous avons, par une prudente expectative, renoncé à faire le premier pas, à révéler notre existence à vos gouvernements. Poussant plus loin l'expérience, nous vous avons laissé débarquer sur notre planète. Avec une certaine naïveté, nous pensions que les rudes conditions, les difficultés que vous y rencontreriez vous inciteraient peut-être à vous conduire plus charitablement et avec tolérance. Aux prises avec notre nature hostile, nous caressions l'espoir de vous voir agir en frères devant l'adversité ; nous pensions même qu'en foulant ce sol pour la première fois, vous rendriez grâces à votre Dieu de vous avoir permis d'atteindre sains et saufs ce monde lointain.
« Las ! en mettant le pied sur cette planète, votre premier soin fut de l'annexer ! D'en occuper un secteur en le déclarant vôtre. Je passerai sur le stratagème des Russes visant à créer un incident qu'ils auraient exploité à des fins politiques. Singulier comportement au sein de la fraternité humaine ! Si vous, Terriens, aviez eu comme nous à lutter depuis des millénaires contre l'agonie de votre globe, sans doute auriez-vous renoncé aux querelles pour vous unir et, par là même, survivre. C'est ce que nous avons fait, creusant le sol de Noïka — notre planète que vous appelez Mars — afin d'édifier dans ses entrailles des cités, peu nombreuses mais gigantesques, reliées entre elles par des tunnels où circulent nos véhicules.
« Le formidable complexe des canaux sous-noïkiens draine non seulement l'eau des pôles — fort rare — mais aussi et surtout celle qui demeure emprisonnée dans des poches géologiques, à l'instar du pétrole sur votre monde. Nos stations géantes de pompage qui puisent cette eau " fossile vous en avez perçu les vibrations, à intervalles réguliers, à travers le sol. Non loin des cités mortes, vos détecteurs infrarouges ont parallèlement enregistré le rayonnement thermique provenant de nos villes enfouies.
« Ce réseau d'irrigation entretient en surface d'immenses zones cultivées dont nous tirons l'essentiel de notre nourriture. En effet, par des mutations dirigées, nos généticiens et phytobiologistes ont permis à diverses espèces de lichénoïdes de s'adapter, de croître régulièrement et de se contenter d'un taux très faible d'oxygène gazeux, reliquat d'une atmosphère jadis analogue à celle de la Terre.
« Car nous sommes, vous le voyez, semblables à vous-mêmes ; notre physiologie, notre métabolisme sont, pourrions-nous dire, jumeaux. Mais vous songez peut-être avec étonnement aux petits êtres qui vous ont attirés ici ? De simples robots — revêtus d'un scaphandre d'enfant pour la circonstance — dont la taille réduite convient à leur emploi dans certains types de culture, de récoltes en surface. Ces machines, dont toutes n'ont évidemment pas une apparence humaine, nous remplacent partout où notre présence n'est pas indispensable et principalement au cours des travaux exécutés à la surface de notre globe. Cela par souci d'économie de l'oxygène, que nous devons produire par synthèse.
« Revenons toutefois à votre problème. Ce matin, à l'approche sournoise de la chenillette soviétique — laquelle roulait vers votre base en mutilant et détruisant nos récoltes —, nous avons décidé d'intervenir. Les Russes ne voulaient certainement pas vous attaquer, mais plutôt, sous le couvert de la forêt de lichénoïdes, épier, filmer vos installations, inventorier votre matériel, et retourner ensuite vers leur camp en empruntant la même voie. Le véhicule soviétique fut inopinément repéré par une chenillette américaine effectuant une exploration ; celle-ci obliqua alors vers la forêt et entreprit des recherches. Un drame sanglant pouvait résulter de leur rencontre car, là, le viol de territoire était manifeste. Nous ne pouvions rester indifférents et avons bloqué chacun des véhicules sous un champ de force.
Il fit une nouvelle pause, parcourut du regard les Terriens, reprit :
— Mais tout cela constitue une longue digression, sans rapport de cause à effet avec votre situation présente, quoi que vous en pensiez. Sachez que cet aréopage est un tribunal, spécialement instauré pour statuer sur le « Problème terrien ».
Américains et Russes tiquèrent mais nul d'entre eux ne rompit le silence oppressant où ces propos les avaient plongés.
— Un tribunal qui a dû se prononcer non sur ce qui s'est passé ici mais sur une forfaiture extraplanétaire qui nous touche directement : la destruction de deux de nos astronefs d'observation, désintégrés en vol par l'explosion d'une bombe thermonucléaire transportée par fusée.
Le général Floyd O'Malley et Dave Sheridan s'entre-regardèrent, frappés de saisissement. Ainsi donc, c'était cela ce double flash mystérieux observé à partir du satellite Oméga 9 ! Enregistrés dans l'espace à la périphérie du formidable champignon de la bombe H, ces éclairs avaient eu pour origine la destruction de deux vaisseaux martiens !
Le vieillard poursuivit, d'une voix que l'émotion faisait trembler :
— Ces appareils, chargés de suivre la trajectoire de cette fusée terrienne, ont été volatilisés par la titanesque réaction de fusion. Ils emportaient chacun une cinquantaine de savants et techniciens parmi les plus brillants de notre civilisation. Cette effroyable catastrophe nous a indignés, révoltés. Tant de malheureux, tués par l'incommensurable stupidité des hommes de la Terre. Nous ne pouvions laisser un tel crime impuni. Et c'est pourquoi, au nom de vos semblables, vous allez être condamnés : car vous avez été jugés et reconnus coupables.
— C'est une hérésie, clama le général O'Malley. Notre pays, c'est vrai, a lancé une fusée spatiale à ogive thermonucléaire, mais il s'agissait d'une expérience scientifique et non pas d'un acte d'hostilité. Comment aurions-nous pu, d'ailleurs, diriger une agression contre des êtres dont nous ignorions complètement l'existence ? Nous sommes profondément peinés de ce qui s'est passé, mais ce drame affreux est le fait d'un accident, non pas d'un crime. Et nulle jonglerie de procédure ne saurait nous en rendre responsables.
— Permettez-moi d'intervenir, cria le général Oleg Abrosimov. Tout en admettant pour valables les arguments du général O'Malley, je tiens à rappeler à l'intention du tribunal... heu... monsieur le Président, que cette fusée meurtrière était d'origine américaine, partant, tout à fait étrangère à mon pays, cela va de soi. Un distinguo qu'il convient de souligner dans l'établissement des responsabilités.
Le vieillard se tourna vers ses compatriotes attentifs et nota :
— Vous apprécierez la... délicatesse avec laquelle l'un des accusés, au nom de l'expédition russe, entend se dégager et épargner aux siens le châtiment.
Le Martien (ou plus correctement Noïkien) semblant tenir le rôle de procureur général (davantage que celui de président du tribunal, titre que lui avait improprement décerné Abrosimov) refit face aux astronautes et précisa :
— C'est votre espèce que nous avons jugée et non pas une nation plutôt qu'une autre. Chaque peuple, chaque planète applique la justice selon ses concepts et conformément à ses lois ! Peu nous importe si les nôtres vous paraissent contestables. Au reste, vous n'êtes pas là pour apprécier ou non notre juridiction mais pour entendre la sentence prononcée par ce tribunal : vous avez été reconnus coupables et êtes condamnés à la peine de mort. Vous allez être, sur l'heure, reconduits à la surface de notre planète. Sans vos scaphandres, l'asphyxie vous terrassera en quelques minutes.
Le son de sa voix cessa de parvenir aux Terriens. Horrifiés, ceux-ci se dévisageaient, incrédules ; ils ne parvenaient pas à croire à cette condamnation, à cette iniquité monstrueuse. Non, c'était impossible, inconcevable !
Un étrange phénomène leur fit perdre bientôt leurs dernières illusions. Leurs membres s'alourdissaient, ils éprouvaient une difficulté croissante pour se mouvoir et un cercle douloureux emprisonnait leur crâne. Péniblement, Lilian se rapprocha de Dave qui dut accomplir un effort surhumain pour l'enlacer. La porte s'ouvrit, montrant dix Noïkiens en tunique noire, alignés dans le couloir.
— Sortez ! ordonna l'un d'eux. Vous êtes en état de paralysie partielle mais vous pouvez encore faire quelques pas. Un champ de force mobile va vous transporter jusqu'au plus proche puits d'accès à notre cité.
Couvrir les quelques mètres qui les séparaient du couloir fut pour eux un calvaire ; leurs muscles semblaient s'être pétrifiés, leurs os soudés ! En franchissant la porte, une force invisible les souleva l'un après l'autre, les emporta — de même que leurs gardes — à une vitesse vertigineuse.
La course folle s'acheva au seuil d'un immense élévateur, une cabine cylindrique d'environ quarante mètres de diamètre. Une dernière « poussée » du champ sustentateur les amena au cœur de la cabine où ils recouvrèrent l'usage de leurs membres sitôt que le panneau galbé se fut refermé. L'ascenseur s'ébranla et accéléra graduellement sa montée.
Une atroce sensation d'angoisse les tenaillait. Lilian, réfugiée dans les bras de Sheridan, se mordillait les lèvres, cherchant à refouler ses larmes. Leur agonie serait effroyable : aux souffrances de l'asphyxie s'ajouteraient celles, plus terribles encore, dues à la formation de bulles d'azote dans leur sang, de bulles qui bouillonneraient dans leurs tissus et les liquides de leurs corps. Supplice intolérable que provoquerait immanquablement la très basse pression régnant à la surface de Mars-Noïka.
Des trépidations, des secousses violentes ralentirent l'ascension de l'élévateur géant qui, au terme de sa course, stoppa dans une dernière saccade. Les Terriens étaient bien trop bouleversés pour s'étonner de ces perturbations mécaniques, à tout le moins anormales pourtant. L'arrêt de la cabine signifiait aussi l'approche de leur mort.
Le grand panneau galbé s'écarta, lentement.
Lilian Gaynor se serra convulsivement contre Sheridan et elle éclata en sanglots. Les autres retenaient leur souffle, les yeux exorbités, acculés à la paroi de métal. Puis une constatation déroutante s'imposa à leur esprit torturé : le panneau continuait de glisser, par à-coups, comme si son mécanisme grippait, mais nul phénomène de décompression brusque ne s'était produit. L'air contenu dans la cabine n'avait pas fusé à l'extérieur, aspiré par la faible pression de l'atmosphère martienne. Soudain, Sheridan sentit sa raison vaciller.
Une jeune femme venait de s'introduire dans la vaste cabine, par l'entrebâillement du panneau à peine entrouvert. Et cette jeune femme brune — à la courte jupe translucide vert clair, parée d'un bustier carminé qui dénudait ses épaules et son dos — n était autre que Lena Bâtes ! L'étrange visiteuse en qui Dave Sheridan avait cru voir un agent à la solde de l'Est !
— Lena ! murmura-t-il, médusé, cependant que Lilian, dans ses bras, reconnaissait avec la même stupeur celle dont la télévision avait diffusé la photographie et dénoncé le prétendu crime.
La botaniste américaine dut reconnaître qu'elle était très belle et les confidences de Dave revinrent à sa mémoire. Avec un petit pincement au cœur, elle leva ses yeux humides vers son ami. Celui-ci, remué par 'émotion, se borna à incruster ses doigts dans son épaule, comme pour apaiser son désarroi.
Lena Bâtes paraissait anxieuse. D'un coup d'œil rapide, elle parcourut le groupe des Terriens et leur fit un signe impératif :
— Venez. D'une minute à l'autre, les gardes peuvent surgir ! Pour vous sauver, je... je trahis mes semblables. Hâtez-vous, sinon nous périrons ensemble !
Ils ne se le firent pas dire deux fois et se précipitèrent cependant que Lena Bâtes — du moins la reconnaissaient-ils sous ce nom-là — expliquait :
— J'ai pu stopper l'élévateur d'astronef à cet étage mais les circuits de sécurité, en sautant, ont coincé le panneau. Ce n'est pas très bon signe. De grâce, dépêchez-vous !
Malgré leur célérité, l'étroitesse de l'entre bâillement ne leur permettait de sortir que l'un après l'autre et cela leur prit un temps précieux. Une fois rassemblés dans l'immense couloir — celui-ci mesurait bien quarante mètres de large sur vingt de hauteur —, ils s'élancèrent à la suite de la jeune femme. De cette Lena Bâtes que Sheridan ne pouvait se résoudre à considérer comme une Martienne !
Le large couloir, en pente douce, aboutissait à une salle aux proportions inusitées. Sa voûte luminescente, haute comme une cathédrale, fuyait à perte de vue, dessinant un gigantesque tunnel de lumière. Des astronefs en forme de disque, surmontés d'un dôme et juchés sur des béquilles télescopiques s'y alignaient, par centaines, sur deux rangées. Les fugitifs ralentirent leur course à la vue d'un groupe de Noïkiens, armés de fusils à triples canons dont la section formait bizarrement un trèfle. Bottés, vêtus d'une courte tunique d'un gris métallisé, ils portaient une espèce de serre-tête noir pourvu, au niveau du front, d'une antenne rigide terminée par une petite sphère opaline.
— Ne craignez rien, ces hommes sont mes amis, déclara Lena Bâtes.
Parmi eux, Dave Sheridan eut la surprise de reconnaître Smith, cet homme venu récupérer chez lui, à Los Angeles, le sac oublié par Lena. Smith lui fit de la main un signe amical assorti d'un sourire.
Sous l'un des astronefs discoïdaux descendit une passerelle tandis que, dans l'autre rangée, un second appareil accomplissait la même manœuvre.
— Hâtez-vous ! répéta Lena Bâtes en grimpant quatre à quatre les étroites marches de métal, suivie par Sheridan, Lilian, O'Malley et leurs compatriotes. Vingt passagers seulement... Faites vite, je vous en conjure !
De son côté, Smith fit grimper les Russes à bord du second appareil.
Les Américains avaient suivi Lena dans une cabine circulaire, d'une quinzaine de mètres de diamètre, probablement une soute — vide — à en juger par les nombreux anneaux logés dans les cavités de ses parois et du parquet. Les Russes casés dans l'autre engin, Smith rejoignit les Américains, précédant de peu un Noïkien de haute taille dont la tunique métallisée s'ornait, sur la poitrine, d'un curieux signe ou insigne parfaitement hermétique pour les Terriens.
A son entrée, Lena Bâtes et Smith, figés les bras le long du corps, avaient respectueusement baissé la tête. Ils échangèrent quelques mots, dans leur propre langue dont la prononciation rappelait un peu les inflexions « roulées » du russe et ponctuée par de fréquentes consonances en rh phonétiquement semblables à la jota espagnole.
Lena Bâtes s'approcha de Sheridan. Dans son regard, celui-ci crut deviner une fugitive lueur de tendresse, ou peut-être simplement d'émotion au souvenir de leur amourette sans lendemain.
— Dave, amorça-t-elle, les circonstances présentes ne conviennent guère aux explications que tu attends. Il faut d'abord que je te présente, ainsi qu'à tes amis, le commandant Roondkor, chef du Commando Spécial de Surveillance Extérieure auquel... Smith et moi appartenons.
Ils échangèrent des poignées de main chaleureuses et le chef du singulier commando déclara :
— Nous imaginons quelle perplexité a dû vous causer notre entrée en scène. Condamnés à mort par un tribunal noïkien puis soustraits in extremis au châtiment grâce à d'autres Noïkiens, cela doit vous paraître assez déconcertant. Il faut, pour comprendre ce paradoxe, savoir qu'il existe sur notre planète deux gouvernements différents : celui de l'hémisphère nord — duquel dépend exclusivement notre commando — et celui de l'hémisphère sud. Leur régime est le même ; cependant, chez nous, dans l'hémisphère nord ou zone 1, les vues et conceptions en vigueur sont plus souples et nuancées. En supposant qu'un de nos tribunaux ait eu à vous juger, son verdict eût été assurément beaucoup moins sévère.
Des profondeurs de l'astronef leur parvint une vibration assourdie. Après une légère trépidation imprimée au parquet de métal, les passagers éprouvèrent une brève sensation de vertige : remonté à la surface par l'élévateur géant, l'appareil venait de décoller.
— Schématiquement, poursuivit le commandant Roondkor, notre avenir s'énonce de la façon suivante : dans moins d'un siècle, l'appauvrissement de nos cultures, de nos matières premières, nous placera dans une position critique. Nous aurons alors à choisir entre l'alternative de mourir de faim et de soif ou d'émigrer, de quitter à jamais ce monde épuisé.
« Dès aujourd'hui, deux tendances se manifestent. Dans l'hémisphère sud prévaut celle des " isolationnistes " pour qui le salut serait dans une émigration massive sur la seconde planète de l'étoile que vous nommez Alpha Centauri, monde vierge où notre civilisation pourrait s'implanter et renaître sans rien devoir à personne. Chez nous, dans le nord, un autre programme est envisagé : établir avec les Terriens des relations amicales en vue d'obtenir une aide économique en échange de certains progrès que nous pourrions faire accomplir à leur technologie. Malheureusement, l'unité de vues n'ayant pu se faire entre les deux tendances, l'expectative a été réciproquement adoptée.
« Les choses en étaient là jusqu'à votre départ de la Terre, ou plus exactement trois jours avant votre départ. Là, un événement fâcheux vint affaiblir notre politique défendant le principe d'une coopération terro-noïkienne future. Evénement fâcheux s'il en fut : la catastrophe où cent des nôtres périrent, dans les deux astronefs volatilisés par votre bombe H spatiale. Cet accident ne joua pas à votre avantage, vous le pensez bien, mais il nous plaça — nous, partisans d'une prise de contact avec les Terriens — dans une posture très défavorable vis-à-vis du gouvernement isolationniste de la zone sud, laquelle préconisait ni plus ni moins une riposte immédiate ! Notre commando — soutenu par notre gouvernement-nord et jouissant aussi de quelques appuis chez certains éléments isolationnistes — a pu convaincre ces derniers de renoncer aux représailles contre la Terre. Mais il ne nous a pas été possible, hélas ! d'intervenir à temps pour éviter votre capture par nos compatriotes, intransigeants et passablement xénophobes, je suis le premier à le reconnaître.
« Yoona, je veux dire Lena Bâtes, sourit-il, est un agent d'une exceptionnelle valeur. Malgré le secret dont votre détention était entourée, Lena parvint à apprendre où vous alliez être conduits pour être exécutés. Alerté, j'ai souscrit sans hésiter à son désir de tout tenter pour vous délivrer. Si j'ai accepté d'engager mon commando dans cette opération... subversive, si j'ai consenti à m'immiscer dans l'autonomie et la souveraineté juridique du sud pour faire échec à son verdict, c'est parce que tôt ou tard, j'en ai la certitude, notre politique en faveur d'un rapprochement terro-noïkien triomphera.
« Les isolationnistes nous taxent de sentimentalisme à l'égard des Terriens. De fait, malgré les travers qui leur sont propres, nous éprouvons pour vos semblables une certaine sympathie et ne le cachons pas, confessa-t-il. Depuis plus de vingt ans, notre commando effectue de longs séjours sur la Terre, par équipes tournantes et en divers pays. Aussi avons-nous pu nous faire des amis parmi ces Terriens turbulents qui, tous, ne sont pas des conquistadores en puissance ou des primaires ne rêvant que plaies et bosses ! Nous le savons : il nous sera possible, un jour, de nous entendre. Mais pour y parvenir, il vous faudra vous amender, renoncer à la violence, en un mot, devenir raisonnables. C'est à dessein que je n'emploie pas le mot sage. Ce terme galvaudé est devenu pédant... et manque de sagesse, sourit-il.
« Une ère d'échanges, de coopération technico-économique à laquelle nous aspirons, n'est évidemment pas pour demain. Des années, des décennies s'écouleront peut-être avant que l'unité de vues précédant l'entrée en vigueur de cette coopération ne se fasse, entre les conservateurs isolationnistes du sud et nous, les " réformateurs... terranophiles ", sobriquet qu'ils emploient volontiers en parlant de nous ! Durant cette période incertaine, notre planète sera rigoureusement interdite à toute expédition terrienne militaire. Je dis bien militaire, insista-t-il à l'adresse du général Floyd O'Malley. Vous comprendrez, je n'en doute pas, nos raisons, dictées par la prudence.
« En revanche, notre commando — dont le crédit est grand et l'influence notable au sein du gouvernement de notre zone 1 — parviendra, je l'espère, à faire admettre le principe d'une tolérance à l'égard des expéditions purement scientifiques. C'est un espoir, pas une certitude. Et une infraction des Terriens à cet interdit serait pour eux catastrophique. Vous avez eu d'ailleurs un aperçu de la puissance dont nous disposons avec nos champs de force mobiles et l'efficience de nos procédés de... surveillance. Cet astronef qui nous emporte vers le King est doté d'un armement que vous qualifieriez sans doute de terrifiant. Pour certaines missions — notamment sur la Terre, Lena et Smith sont bien placés pour le savoir —, nous utilisons des engins volants capables de se rendre invisibles, ce qui permet à nos agents de disparaître à point nommé.
« Vous en avez fait l'expérience, colonel Sheridan, rappela-t-il, assez amusé. Mais nous disposons aussi de cosmonefs géants, pourvus de canons à plasma pouvant liquéfier et volatiliser une flotte entière d'appareils du volume de votre Space King. Croyez-le bien, ceci n'est pas une menace mais l'énoncé d'une série de faits vérifiables et que vos successeurs pourront vérifier. Une telle puissance, nous aurions pu en faire usage non pas pour envahir la Terre mais pour nous installer, par exemple, dans certaines de ses régions à très faible densité de population ou même désertiques. Nous ne l'avons pas fait, persuadés que les Terriens et nous, un jour, pourrons coopérer amicalement pour le plus grand bien des uns et des autres.
« Notre commando est prêt à mettre tout en œuvre pour qu'une telle entreprise voie le jour. Dans cet ordre d'idées, général Floyd O'Malley, puis-je vous charger de transmettre à votre gouvernement notre témoignage de sympathie ?
— Vous le pouvez d'autant plus, Commandant, que c'est grâce à vous, à votre commando, que nous devons d'avoir eu la vie sauve ! Cette preuve d'amitié que vous nous avez témoignée, cette abnégation...
Le chef du Commando de Surveillance l'arrêta du geste :
— Amitié, oui, Général. Mais, honnêtement, abnégation me paraît superflu. Considérez la situation en toute objectivité et vous ne tarderez pas à comprendre qu'en vous sauvant nous n'obéissions pas qu'à des sentiments désintéressés. J'aurais mauvaise conscience à prétendre le contraire.
Les Américains s'entre-regardèrent, pour le moins surpris par cet aveu sans détour.
— Réfléchissez, poursuivit le commandant Roondkor. Vous avez en nous — si vous le voulez bien — des amis prêts à favoriser cette coopération qui aujourd'hui, c'est vrai, est loin de recueillir chez nous tous les suffrages. Mais si nous n'avons encore rien fait de déterminant pour amener sa concrétisation, nous savons d'ores et déjà ce qu'il faut faire pour y parvenir. C'est là uniquement un problème de... stratégie politique. D'aucuns diraient de manœuvres politiques ! Et il dépend de notre commando de prendre certaines mesures et dispositions pour faire admettre finalement en haut lieu le principe de ce rapprochement terro-noïkien.
« Certes, sans ces calculs bassement matérialistes, nous aurions pareillement tenté ce coup de main pour vous délivrer. Mais, ce faisant, nous savions en plus gagner en vous des alliés. Des alliés dont le jugement pèsera, plus tard, en faveur de cette coopération et contribuera à inciter votre gouvernement à en accepter lui aussi le principe.
Le général O'Malley hocha la tête.
— J'apprécie votre franchise, Commandant. En somme, c'est un marché ?
— Même pas, Général : c'est une évidence qui vous apparaîtra clairement avant longtemps. Vous et nous avons tout à y gagner.
— C'est probable, admit l'Américain. Mais, puisque vous nous reconduisez sur Terre, qu'allez-vous faire de tout le matériel, navette, chenillettes et containers qu'à l'instar des Russes nous sommes obligés d'abandonner sur votre planète ?
— Nous laisserons le tout en place car ces installations et ce matériel seront indispensables à vos prochaines expéditions scientifiques.
— Quelle garantie aurez-vous, Commandant, que le prochain astronef terrien ne sera pas un engin offensif camouflé ? argua Dave Sheridan.
— Croyez-vous, Colonel, que nous mettrions longtemps à nous apercevoir de la supercherie ? L'un de nos champs de force isolerait instantanément l'astronef dont l'armement serait confisqué et les occupants renvoyés chez eux. A moins que, tombant aux mains des isolationnistes — et notre commando ne pouvant intervenir à temps —, vos compatriotes ne subissent alors un mauvais parti ! Mais nous pensons que vous aussi serez raisonnables et renoncerez à envoyer sur notre monde autre chose que des missions scientifiques.
« Allons, amis, sourit-il, bonne chance et soyez nos interprètes auprès de votre gouvernement. Vos émissions TV, radio — et nos agents opérant sur la Terre — nous renseigneront bientôt sur ce que Washington et Moscou auront décidé. Il sera temps alors, pour nous, d'annoncer une campagne de persuasion efficace dans le clan isolationniste.
Le chef du Commando de Surveillance Extérieur s'inclina et disparut par l'écoutille, laissant les Terriens passablement déconcertés par son discours. Mais déjà, Lena Bâtes — ou Yoona — s'approchait de Dave Sheridan. Visiblement, la présence de Lilian Gaynor aux côtés de l'ingénieur-pilote lui ôtait un peu de son assurance, la mettait dans l'embarras. Cela moins pour elle-même que pour la gêne — voire la jalousie rétrospective peut-être — qu'elle imaginait chez la jeune botaniste.
— Nous sommes arrivés, Dave, se décida-t-elle à annoncer. Un manchon étanche de communication va relier notre appareil au sas du Space King. Et la même manœuvre s'opère sur Phobos pour permettre aux Russes de regagner leur cosmonef.
Puis, comprenant qu'il était préférable — ne fût-ce que par souci de la hiérarchie ! — de s'adresser au chef d'expédition, elle enchaîna rapidement en se tournant vers celui-ci :
— Voyez-vous, Général, notre commando a progressivement acquis une véritable autonomie d'action... sinon d'autorité au sein du gouvernement de la zone 1. Et il constitue même, on peut le dire, une sorte d'Etat dans l'Etat. Avec le temps, les réformes préconisées par nous seront adoptées ; ce succès nous vaudra de gagner une plus large audience et nous permettra peut-être, dans un avenir indéterminé, de traiter directement avec vos dirigeants.
Elle resta un instant silencieuse et surmonta son trouble pour, de nouveau, parler à Sheridan :
— Je t'ai menti, Dave, à Los Angeles, en prétendant avoir voulu convaincre le Pentagone de renoncer au Projet King. L'idée qu'une telle tentative pourrait aboutir ne nous a jamais effleurés. Ces démarches, ma présence à Washington, mon évasion et mon apparition quasi simultanée chez toi, à Los Angeles, tout cela avait pour but de faciliter, ultérieurement, le contact que notre commando vient d'avoir avec vous. Nous ne pouvions alors penser que ce contact, sur Noïka, aurait lieu dans des circonstances aussi dramatiques !
« Maintenant, Dave, dussions-nous en éprouver tous deux quelque embarras, il nous faut aborder ce que vous appelez la " minute de vérité.
— Je m'attendais à cela depuis un moment, Lena, et je crois savoir à quoi tu fais allusion. Le général O'Malley et.. Lilian sont au courant de notre rencontre.
Lilian Gaynor regarda Lena Bâtes dans les yeux cependant que ses lèvres ébauchaient un sourire indulgent. D'un battement de paupières, elle l'encouragea à pour suivre. Lena lui en sut gré et enchaîna, plus détendue :
— Voilà qui clarifie la situation... et m'autorise à plus de franchise. Pour créer entre nous un lien temporaire, Dave, j'ai dû employer des méthodes qui peuvent te paraître discutables, mais c'était nécessaire et conforme au plan conçu par notre commando. Il me fallait être sûre, absolument sûre que lorsque tu me retrouverais sur ce monde, notre rencontre — sur le tien — constituerait la meilleure des raisons de m'écouter, de faire confiance au commando auquel j'appartiens.
« En effet, suppose un instant qu'aucun... souvenir commun n'ait existé entre nous ? En débarquant sur Noïka, vous auriez été mis brusquement en présence d'humanoïdes identiques à vous, certes, mais comment, dans ces conditions, s'attendre réciproquement à un contact affectif spontané ? En revanche, grâce au récit fait à tes amis de ce qui s'est passé à Los Angeles, tu as pu — sans le savoir — créer subconsciemment en eux le climat favorable sur lequel nous comptions pour faciliter notre rencontre sur ce monde. Malheureusement, après votre arrivée, les événements nous ont un moment dépassés et vous avez bien failli perdre la vie ! Mais cela relève du passé et doit être maintenant oublié. Tout doit être oublié, Dave, souligna-t-elle, un peu confuse, en évitant le regard de Lilian Gaynor.
A sa grande surprise, ce fut la jeune botaniste qui lui répondit en posant gentiment sa main sur la sienne :
— Ni Dave ni moi ne l'oublierons, Lena. Et ces souvenirs ne seront jamais entachés de dépit ou de rancune à votre endroit. Pareils ressentiments seraient d'ailleurs mesquins, ridicules et... peu raisonnables.
— J'en suis très heureuse, Lilian. Et ces paroles me prouvent que nous aurions pu être d'excellentes amies.
— Peut-être le deviendrons-nous, un jour, si je participe à une autre mission... scientifique cette fois. Et si Dave consent à abandonner l'armée et reçoit le commandement d'un appareil civil.
— C'est la grâce que je vous souhaite à tous deux, affirma Lena avec sincérité. Mais je vous en conjure : ne revenez en aucun cas sur Noïka avec une expédition militaire. Nous avons pu, une fois, vous arracher des mains des isolationnistes qui ne badinent pas avec ce genre d'infraction. Et ce fut un miracle. Or, chez vous comme chez nous, les miracles sont rares...
Les Terriens, décemment, n'auraient pu le nier. La seule évocation de la lente montée de l'élévateur vers le supplice leur donnait encore froid dans le dos ! Le terme de miracle, pour qualifier leur délivrance, n'était pas excessif.
*
A bord de leur engin, derrière le hublot tribord du poste de pilotage, Lena Bâtes et Smith regardaient s'éloigner Space King. Celui-ci, sous l'emprise du champ de force créé par un escorteur noïkien, allait être entraîné à une vitesse fantastique. Une vitesse qui le ramènerait sur son orbite circumterrestre au bout d'une dizaine d'heures seulement, alors que trente-cinq jours lui avaient été nécessaires pour accomplir ce voyage à l'aller.
Un peu plus loin, pris en charge par un second escorteur, l'astronef soviétique arraché à Phobos s'éloignait lui aussi. Il quittait cette Planète Rouge où ni les Russes ni les Américains — du moins en uniforme — ne remettraient les pieds de sitôt !
Le pilote noïkien installé aux commandes tourna à demi la tête et lança :
— Un message pour vous, Yoona.
Abandonnant le hublot, Lena et son compagnon vinrent se placer dans le champ du télévisionneur. Sur l'écran, le vieillard à la chevelure cendrée qui, une heure auparavant, avait prononcé la sentence contre les Terriens leur adressa un sourire complice :
— Tout a bien marché ?
— A merveille, répondit Yoona. Nos amis conserveront longtemps — et feront partager à leurs semblables — la sainte frousse que nous leur avons inspirée !
— Yoona, vous adoptez les expressions argotiques de nos hôtes éphémères, il me semble ? reprocha-t-il, par plaisanterie.
— C'est vrai et pardonnez-moi, sourit-elle avant de poursuivre : il est quasi certain que le péril — imaginaire — auquel Russes et Américains ont échappé les fera réfléchir. Cette cuisante leçon les incitera à respecter désormais l'interdiction formelle de tout débarquement militaire chez nous. Il n'est pas douteux, non plus, que les gouvernements terrestres seront enclins à conclure avec nous les accords de coopération technico-économique suggérés comme souhaitables par notre commando « réformateur ».
« Notre première mise en scène les a particulièrement frappés. Une idée géniale, cette pseudo-catastrophe où disparurent deux astronefs, corps et biens ! Ces simples engins téléguidés, uniquement bourrés de sodium et de magnésium, firent beaucoup d'effet en explosant à la périphérie du champignon de la bombe H des Américains. Ces derniers étaient atterrés — vous l'avez vu pendant la séance du soi-disant tribunal — de savoir leurs compatriotes responsables de cette hécatombe ! Et c'est tant mieux : ce sentiment de culpabilité, à l'avenir, les amènera sans doute à plus d'humanité.
« Et je suis convaincue qu'avant longtemps nous vivrons en bonne intelligence avec nos voisins planétaires. Magnanimes, nous ferons l'oubli sur cet " accident " spatial à la suite duquel notre commando dut intervenir pour éviter aux Terriens de sanglantes représailles ! Des représailles dont ils imaginent aisément la puissance pour avoir eu quelques exemples du niveau élevé de notre technologie.
Au naturel, le vieillard n'offrait plus rien de commun avec ce procureur général sévère, impitoyable, dont il avait magistralement interprété le rôle durant la mise en scène du procès !
Il riait à présent de bon cœur.
— Les Terriens n'ont-ils pas un proverbe de ce genre : la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ?